Ce qui n'était jamais arrivé

Auteur : Hélène Cixous
Editeur : Gallimard

« - Réveille-toi, crié-je à mon doigt Il était déjà inerte, sourd, lourd, en descente dans des épaisseurs d'eau coagulées, déjà boursouflé comme un ballon pneumatique et indifférent. Je ne sais pas quelle alarme avait retenti dans mon âme. Je sursautai, c'était la dernière minute. Ma main gauche se jeta sur tous les doigts droits, frappa principalement sur l'index quasi momifié. Je hurlai. Je ne fis qu'un avec les doigts gauches, j'appréciai leur vigueur, leur saine vitalité, tout mon être requérait leur secours, comme des joueurs loyaux, aidez-moi, pensé-je J'émettais les supplications impuissantes des noyés. C'est cette asphyxie de l'espoir que le duc de Clarence éprouvait, cette agonie m'avait toujours prise à la gorge, maintenant c'était moi qui étais descendue dans la gorge de la vie, j'agitais furieusement la queue, comme si elle pouvait crier à ma place, je rouai mon doigt enflé soulevée par un râle de haine, je n'allais pas mourir sans vomir d'effroi, enfin il y eut un miaulement déchirant et mon index eut une convulsion»

19,00 €
Parution : 9 Octobre 2025
184 pages
Collection: Blanche
ISBN : 978-2-0731-1170-8
Fiche consultée 81 fois

Extrait

Était-ce un signal ?
Je venais d’arriver dans la Villa Rêva, cette maison réservée aux livres où je viens poser ma vie chaque année, mon port natal, dite aussi le Jardin du Chêne, pour la saison du Rêve. C’est chaque fois depuis le commencement de l’antiquité une aventure fatidique : j’y attends la Venue des messagers. Je suis armée de Confiance. Confiance est une épée invincible invisible aussi étendue que l’espace habité d’arbres. Ils viendront. Aucun doute. Je ne sais pas qui ou quoi, viendra, je ne sais pas quel jour. Je suis une poule. Je couve le Temps. On verra. Des jours passent
Des jours passaient
On approchait de la date sacrée, c’est une sorte de 20 Juillet, date chérie des poètes, anniversaire de ces voyageurs transfrontières qui se présentent aux portes de corne et d’ivoire, depuis que la littérature a été inventée, donc tout de suite après la perte du Paradis, quand les vivants devenus les mortels ont été amenés à développer la télécommunication. Et ce fut l’Histoire des Lettres de toutes les espèces

Et qu’est-il arrivé ? Quoi ? C’est qui ? Que vient-il faire ici ? Indésiré. Et maintenant ? Jamais auparavant. Pas une fois apparu en soixante ans. Ni oublié ni embaumé ni banni. Momifié. Fossile.
Insecte répertorié sous un faux nom. S. Samsa. Ou S ans Ça ou quelque chose comme ça. Ses lettres, il signait S ou SS ou D c’est-à-dire Dein ou Dieu, ou Du, ça dépendait de la langue que la lettre parlait à ce moment-là, au commencement ce fut l’anglais, pour les toutes premières lettres, les effrayantes, celles qui me faisaient fuir et me prenaient dans un filet et j’étais comme un animal pris dans le feu, sous mes yeux le D devenait un F, comme Fire ou comme Fou, une fois je crus voir un Franz ou plutôt un Foutu, finalement aujourd’hui encore je ne sais pas si le signe qui faisait comme la trace d’une unique larme était vraiment une lettre, c’était peut-être une cicatrice ou l’empreinte d’un fauve ou d’un serpent
puis au commencement suivant ce fut l’allemand, et toutes les missives étaient écrites à la machine, fin des freins et tremblements, un petit caractère Remington désincarné sur du papier bleu pâle format Luftpost, de moins en moins humides, de plus en plus spectres


C’était un rêve importun. Je venais d’arriver (avec Eve ma mère) dans cette ville d’Amérique du Nord, Buffalo, une ville de taille moyenne, où « il » m’avait donné rendez-vous. On ne peut pas dire que ce Rêve accomplissait un souhait, du moins s’agissant de moi. Je n’y connaissais personne. Je ne connaissais pas non plus Stefan, me dis-je, et pourtant j’ai répondu à cette invitation, me disais-je. Comme si je me faisais un devoir de reconnaître ses droits. — C’est du passé qu’est issu le rêve, me dit le Professeur Silverman. Lui non plus, je ne le connaissais pas, mais il me semblait bienveillant. Les doutes, petits fantômes, m’accompagnaient. — « Il » n’est pas venu m’attendre, ni me chercher, notais-je. « Il » ne viendra peut-être pas. J’utilisais le pronom « Il », un déictique, comme ça je tenais à distance prudente le concerné. Quelqu’un qu’on n’a pas vu depuis soixante ans, c’est quelqu’un d’autre. À qui m’adresser si je me retrouvais seule ici, sans adresse et sans but, sauf ma mère
Et à ce moment-là, ah ! le voilà. Ainsi « Il » est comme ça ? Laissez-moi le décrire, ce « fiancé fatidique », — c’est comme ça qu’il était désigné dans le rêve, — qui datait des années soixante. Comme tous ceux de cette génération américaine, il surprenait par le décalage entre les intensités explosives du contexte, l’expérience des assassinats politiques, les guerres colonialistes, la vigueur des luttes pour les droits de l’homme, la floraison de jeunes militants juifs chevaleresques, la quantité de promesses honorables dans les coffres des grandes institutions, toutes ces banques de progrès qu’étaient les universités, et les variétés de tribus rebelles, car les soixante étaient des époques d’or et d’espérance — j’arrête
Je reprends — donc par le décalage entre les années et l’aspect des acteurs de ces Histories aux traits mythologiques, un aspect minable, comme celui des merveilleux acteurs du Théâtre yiddish des années Kafka. C’était un petit homme, le visage fuyant, prématurément vieilli, genre réfugié, comme on en voyait beaucoup dans les quartiers populeux des temps turbulents entre deux guerres mondiales, il leur manquait toujours une dent ou l’autre et une calvitie également prématurée s’annonçait souvent ou inversement d’épais rouleaux de cheveux gris fer désordonnaient les crânes, un individu, effarouché, aux aguets, prêt à être arrêté un matin, sans avoir commis de méfait, au moment où il allait se lever comme d’habitude pour consommer son petit déjeuner. Le costume : défraîchi. C’est « lui », ce personnage, en retrait, et totalement indéchiffrable. Mais voici qu’« il » prononce deux mots, et sa voix est basse, ancienne, et étrangement riche. Une voix d’abîme, ou d’empereur.
Et H ? Elle est éclatante, pleine de vie, née de la dernière pluie et escortée de sa mère comme Achille de son bouclier.
— Va-t-il l’embrasser ? Et elle, se laisser faire ?
Les questions se posent. Palpitent.
— Il n’a pas le sou, comme on dit en français.
Pense la mère. Elle écrit le mot avec deux S. Sous.
Là-dessus, « Il » sort. Va revenir. H pressent qu’il ne reviendra pas. C’est « lui », ce pauvre hère, qui a lancé toute une flotte de cent livres ?
Elle va le chercher sur Wikipédia.
Comment fait-on pour trouver sur Wikipédia la trace d’une personne qui a réellement existé caché sous la toison d’un faux nom ? Le nom existe, Plotkin c’est son nom, c’est le nom de Personne dans le chant XX de l’Odyssée.

Informations sur le livre