Il était une fois le gène

Auteur : Siddhartha Mukherjee
Editeur : Flammarion

Comment le moine Gregor Mendel élabora-t-il les premières lois de la génétique à travers l’étude des petits pois ? Au nom de quel « crépuscule génétique » la Cour suprême américaine a-t-elle pu autoriser la stérilisation forcée des « faibles d’esprit » ? Et comment expliquer que des jumeaux séparés à la naissance aient tous deux été prénommés Jim par leur famille d’accueil, aient épousé une Linda et engendré un petit James Allan ?
En conteur hors pair, Siddhartha Mukherjee s’attelle à percer les mystères du vivant en analysant toutes les facettes du gène, à travers une somptueuse saga entre récit historique, cours de biologie et enquête personnelle.

Contient un cahier photos de 8 pages.

Traduction : Pierre Kaldy
12,00 €
Parution : Juillet 2020
672 pages
Collection: Champs
ISBN : 978-2-0814-2249-0
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Extrait

Au cours de l’hiver 2012, j’ai fait le voyage de Delhi à Calcutta pour aller voir mon cousin Moni. Mon père m’accompagnait. Il était maussade et renfermé, perdu dans une angoisse intime que j’avais du mal à cerner. C’était le plus jeune des cinq frères, et Moni avait été son premier neveu, le fils de son frère aîné. En 2004, l’année de ses quarante ans, Moni a été diagnostiqué schizophrène et il est interné depuis dans une institution pour malades mentaux (une « maison de fous » comme dit mon père). Mon cousin est maintenu sous médicaments à hautes doses, plongé dans un bain d’antipsychotiques et de sédatifs, avec une personne chargée de le surveiller, le laver et le nourrir tous les jours.
Mon père n’a jamais accepté le diagnostic posé sur Moni. Durant des années, il a mené une petite campagne solitaire et obstinée contre les psychiatres chargés de soigner son neveu. Pensait-il les convaincre qu’ils avaient fait une énorme erreur de diagnostic, ou bien espérait-il que l’esprit en morceaux de Moni puisse, comme par magie, se réparer tout seul ? Mon père a déjà rendu visite deux fois à Moni, dont une sans prévenir, avec l’espoir de le trouver transformé et vivant en secret une vie normale derrière les portes closes de l’établissement.
Mais mon père savait, tout comme moi, qu’il y avait plus que de la tendresse derrière ces visites. Dans la famille, Moni n’est pas le seul à souffrir d’une maladie mentale. Deux des quatre frères de mon père – pas le père de Moni mais deux de ses oncles – sont également atteints. Chez les Mukherjee, la folie s’avère en fait présente depuis au moins deux générations. Une partie de la réticence de mon père à accepter le diagnostic posé sur son neveu vient de cette angoisse sourde : la prise de conscience qu’une part de la maladie pourrait, un peu comme un déchet toxique, se trouver enfouie au fond de lui-même.
En 1946, Rajesh, le troisième dans la fratrie de mon père, est mort prématurément à Calcutta à l’âge de vingt-deux ans. Il avait apparemment attrapé une pneumonie après deux nuits passées sous la pluie en hiver, mais cet épisode n’était que le point d’orgue d’un autre mal. Rajesh avait été le fils le plus prometteur, le plus vif, le plus malin, le plus charismatique, le plus dynamique, le plus aimé, et le plus idolâtré par mon père et sa famille.
Mon grand-père était décédé dix ans plus tôt, en 1936, assassiné à la suite d’une dispute portant sur des mines de mica. Il laissait ma grand-mère seule pour élever ses cinq jeunes fils. Bien que Rajesh ne fût pas le plus âgé, il avait suivi sans trop d’effort les traces de son père. Il n’avait que douze ans à l’époque, mais il aurait pu en avoir vingt-deux : son intelligence fulgurante était déjà tempérée de gravité, son assurance encore fragile d’adolescent laissait déjà poindre la confiance en soi de l’adulte.
Mais au cours de l’été 1946, se souvient mon père, Rajesh a commencé à se comporter bizarrement, comme si quelque chose s’était déréglé dans son cerveau. Le changement le plus frappant fut son humeur exubérante. Une bonne nouvelle provoquait un accès de joie qui ne s’épuisait que dans une dépense physique de plus en plus astreignante, tandis qu’une mauvaise nouvelle plongeait mon oncle dans un inconsolable désespoir. Ses émotions correspondaient bien au contexte, seul leur caractère extrême était anormal. À la fin de l’année, les fluctuations mentales de Rajesh se rapprochèrent et s’amplifièrent. Les périodes d’exaltation devinrent plus fréquentes et plus violentes, basculant dans la rage et la grandiloquence, et le contrecoup de la tristesse qui suivait était tout aussi profond. Rajesh se mit à s’intéresser à l’occultisme, organisant à la maison des séances de spiritisme ou de planche de Ouija, ou réunissant ses amis dans un crématorium la nuit pour méditer. Je ne sais pas s’il prenait quelque chose pour se soigner. Dans les années 1940, on trouvait facilement de l’opium birman ou du haschich afghan dans les bas-fonds du quartier chinois de Calcutta pour se calmer les nerfs, mais mon père se souvient d’un frère changé, parfois craintif, parfois téméraire, d’humeur versatile, irritable un jour et fou de joie le lendemain. (Cette expression « fou de joie », utilisée oralement, évoque quelque chose d’innocent, une amplification de la joie. Mais elle marque aussi une limite, un avertissement, une frontière à la sobriété. Au-delà du fou de joie, comme nous allons le voir, il n’y a pas de joie en plus, il n’y a que la folie.)
La semaine précédant sa pneumonie, Rajesh apprit qu’il avait brillamment réussi ses examens universitaires ; enchanté, il disparut pendant deux nuits sous le prétexte d’aller « faire de l’exercice » dans un stage de lutte. Lorsqu’il revint, il bouillonnait de fièvre et d’hallucinations.
C’est seulement des années plus tard, en école de médecine, que j’ai réalisé : Rajesh était probablement en plein épisode maniaque. Ses différents symptômes dessinaient un syndrome maniaco-dépressif ou trouble bipolaire – c’était presque un cas d’école.

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