Un peu de désordre = beaucoup de profit(s)

Quand l’organisation laisse place à la flexibilité
Auteur(s) : Eric Abrahamson, David H. Freedman
Editeur : Flammarion

Vous êtes un adepte du « mini-foutoir » ou des « gratte-ciel de papier » ? Rassurez-vous, le désordre n’est pas une tare ! Il a même de grandes vertus : on savait qu’il était source de créativité, on apprend qu’il peut être efficace et rentable. À la maison comme en entreprise.
Surprenant et réjouissant, ce livre dessine une typologie complète du désordre, passant des maisons où règne le plus invraisemblable capharnaüm aux laboratoires mal tenus de prix Nobel…
Un livre qui ouvrira les yeux aux inconditionnels de l’ordre et déculpabilisera les désordonnés.

Traduction : François Boisivon
9,00 €
Parution : Janvier 2020
340 pages
ISBN : 978-2-0814-5479-8
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Extrait

INTRODUCTION
Dans Manhattan, à Broadway, deux marchands de journaux s’étaient installés l’un en face de l’autre, de chaque côté de la rue. Dans l’une des deux boutiques, les magazines étaient impeccablement rangés sur leur présentoir et enregistrés sur ordinateur. Dans l’autre, ils semblaient avoir trouvé leur place par hasard – Cosmopolitan auprès de Fortune, Real Simple au côté de Jet, Smithsonian au-dessus de Psychotronic. Rien d’étonnant à cela : Essam, le propriétaire et patron de ce bric-à-brac, ne disposait d’aucun système informatisé d’inventaire pour lui dire ce qu’il avait vendu et quels titres devaient être réassortis. Avec Zak, son commis, il travaillait de mémoire, et tous deux profitaient comme ils pouvaient des moments creux ou de la fin de journée pour remettre un peu d’ordre.
Comme il fallait s’y attendre, la première boutique avait une plus grosse clientèle et ses affaires marchaient bien ; elle vendait plus de magazines que le pauvre Essam. Comme il fallait s’y attendre, un seul des deux marchands de journaux a survécu, les pertes accumulées ayant eu raison de son concurrent. La distribution des rôles, dans ce dénouement, n’est pourtant pas celle qu’on croit : c’est Essam qui a survécu. Il vendait certes moins de journaux que son voisin, mais il gagnait plus d’argent, tout simplement parce qu’il s’épargnait les coûts exorbitants d’une équipe pléthorique – dont croyait avoir besoin son concurrent pour ranger sa marchandise – et du système informatisé d’inventaire en continu. Si l’on considère le profit, a fortiori la survie, comme un indicateur raisonnable de la rentabilité d’un commerce, il n’est sans doute pas erroné de conclure que les bénéfices tirés de ces efforts d’organisation étaient inférieurs aux coûts engendrés. En d’autres termes, si la boutique d’Essam s’en est mieux sortie, c’est parce qu’il y régnait un plus grand désordre.
On comprend aisément pourquoi Essam a tiré profit de son désordre. Peut-être même, une fois identifiée, la cause de sa réussite paraîtra-t-elle d’une grande banalité. Mais supposons que ces marchands de journaux soient autre chose qu’une simple curiosité. Qu’en serait-il si le coût du rangement et de l’organisation se révélait souvent supérieur aux bénéfices attendus ? s’il valait mieux maintenir un certain niveau de désordre, au sens large ?
Il semble presque ridicule d’insinuer que le monde, en général, a jusqu’ici négligé l’idée, pourtant évidente, que le rangement et l’organisation avaient un coût. Avant d’engager un effort de rangement, de classement ou de rationalisation, la première question que tout individu ou organisation devrait se poser est celle de la dépense que représente cet effort. Vaut-il vraiment le temps, l’énergie ou l’argent qu’on y consacrera ? Est-il toujours payant de s’organiser ? Question stupide, vous répondra-t-on dans les bureaux où chaque dossier est à sa place, dans les écoles dont les programmes et les critères d’évaluation sont fixés jusqu’au moindre détail. Question absurde pour ceux dont la vie professionnelle est minutieusement organisée, les entreprises qui ne se lassent pas d’expliquer, jusqu’à l’obsession, leurs méthodes de direction et d’action, les parents qui combattent le désordre à longueur de journées, les militaires qui maintiennent la hiérarchie la plus rigide, et les administrations qui édictent des volumes de règlements.
Pourtant, l’ordre et l’organisation se paient parfois au prix fort. Ou, pour le dire autrement, on peut réaliser des économies significatives en tolérant un certain niveau de désordre et de désorganisation. L’absence de corrélation entre organisation et efficacité est encore plus frappante, et c’est ce que nous montrerons. Car les coûts l’emportent habituellement sur les avantages de l’ordre et de l’organisation, avantages qui apparaissent souvent illusoires. Nous oserons donc battre en brèche le sens commun, du moins une évidence presque universellement acceptée, en affirmant que les systèmes, les institutions ou les gens modérément désorganisés s’avèrent souvent plus adaptés, plus résistants, plus créatifs et en général plus efficaces que s’ils étaient soumis à une organisation stricte. Tout comme le coût de l’ordre, les bénéfices potentiels du désordre – à condition d’en déterminer le niveau et le type adéquats – demeurent ignorés. Ils sont pourtant réels et, à défaut d’être la règle, n’ont rien d’exceptionnel.
N’était la tendance programmée au rangement qui sévit chez la plupart d’entre nous, l’idée que fatras et désordre puissent être d’une quelconque utilité ne choquerait pas notre intuition. Mais les gens ignorent ou veulent ignorer combien il en coûte d’être ordonné, ne prennent pas en compte l’échec, toujours possible, dans le combat sans merci qu’ils livrent contre la désorganisation, et doutent, d’une fac ̧on générale, que le désordre vaille éventuellement mieux que la méthode. Le rangement, la classification sont devenus, pour la majorité d’entre nous, une fin en soi. Lorsque les gens sont angoissés par le désordre de leur maison ou de leur bureau, par la tenue approximative de leur agenda, le manque de rangement ou de rigueur y est rarement pour quelque chose : en réalité, ils sont persuadés a priori de pouvoir faire mieux et, n’y parvenant pas, se sentent fautifs.
Nos tentatives pour améliorer nos vies, nos affaires ou la société dans laquelle nous vivons passent presque toujours par une augmentation ou un changement d’organisation. La désorganisation (au sens strict – il ne s’agit pas de s’émanciper du centre ou de la hiérarchie) vient rarement à l’esprit. Il est donc temps de considérer sans préjugés le désordre consubstantiel à nos vies et à nos institutions et de nous demander s’il ne mériterait pas d’être célébré plutôt que décrié. Car il comporte certains avantages indéniables : mise à part la question du coût que nous venons d’évoquer, le désordre possède des vertus constitutives (la souplesse, entre autres), il est propice à la créativité (en sciences comme en art), n’est pas incompatible avec certaines formes de pouvoir (par exemple, on ne peut remplacer un collaborateur qui aurait le secret de son propre désordre), et, last but not least, il confine à la beauté (il suffit de poser les yeux sur une toile de Jackson Pollock ou sur une œuvre de Frank Gehry pour s’en persuader). N’allez pas croire que ce livre soit une ode à la négligence. Sa thèse centrale affirme que le point idéal, le moment propice, se situe quelque part entre le désordre et l’ordre absolu. Si vous consacrez tout votre temps à vous organiser, vous n’en aurez plus pour travailler ; si vous refusez à l’organisation la moindre attention, ce sont les opportunités mêmes de travail qui viendront à manquer.
Les pages qui suivent vous proposent d’embarquer pour un voyage sur la face cachée, et surtout sous-évaluée, mésestimée, de ce monde de pagaille et de désordre. Nous y ferons quelques escales : une maison où règne le plus invraisemblable capharnau ̈m, une maternelle où le bris de jouets est inclus dans le programme, la vie parfaitement désorganisée d’Arnold Schwarzenegger, un hôpital où les visiteurs se livrent à des pizzas parties, une symphonie de Beethoven jouée avec des instruments désaccordés, une paillasse de laboratoire mal tenue qui conduit au prix Nobel, un restaurant où les plats sont servis dans le désordre, et même une ville des états-Unis dont le plan biscornu en fait une sorte de sœur jumelle du Paris historique. Le but de ce voyage n’est évidemment pas de rechercher l’exhaustivité en matière de bric-à-brac, de pétaudières et autres fatras, dont chaque exemple mériterait à lui seul un volume, mais, plus humblement, d’explorer et d’éclairer quelques vérités importantes, trop souvent oubliées, sur cette question du désordre.
Notre périple prendra parfois un tour inattendu, nous l’espérons du moins. Alors, profitez-en.

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