Quand les atomes racontent l'histoire du monde

Auteur : Sam Kean
Editeur : Flammarion

Pourquoi Gandhi détestait-il l’iode ? Comment le radium a-t-il failli ruiner la réputation de Marie Curie ? Pourquoi le tellure a-t-il provoqué la ruée vers l’or la plus bizarre de l’histoire ? Comment l’antimoine a-t-il rendu fou le roi Nabuchodonosor ?
Sam Kean réussit l’exploit de convoquer toute l’histoire des sciences et du monde à travers la table périodique des éléments, l’une des grandes réussites intellectuelles de l’humanité.
Ce que vous lirez ici ne figure dans aucun manuel scolaire ni précis de laboratoire. Du big bang aux dernières découvertes scientifiques, de l’hydrogène aux éléments créés par l’homme, ce livre dévoile les secrets du carbone, du néon ou du mercure, mais aussi leur impact sur la politique, les guerres, la mythologie ou les arts.

Après des études de physique et d’anglais, Sam Kean a d’abord enseigné, avant de se consacrer à l’écriture. Il a travaillé pour le New York Times Magazine, Slate, le New Scientist et Science Magazine. Vulgarisateur scientifique reconnu, il est notamment l’auteur du Dernier Souffle de César. Les secrets de l’air qui nous entoure.

Traduction : Bernard Sigaud
10,00 €
Parution : Juillet 2020
448 pages
Collection: Champs
ISBN : 978-2-0815-1273-3
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Extrait

L’enfant que j’étais au début des années 1980 avait tendance à parler avec des objets dans la bouche – nourriture, tubulures dentaires, ballons qui finiraient par s’envoler, n’importe quoi –, et je parlais même si personne d’autre n’était présent. C’est cette habitude qui suscita ma fascination pour la table périodique la première fois qu’on me laissa seul avec un thermomètre sous la langue. Sujet à des accès de mal de gorge une bonne douzaine de fois pendant mes deuxième et troisième années d’école primaire, j’avais du mal à avaler pendant des jours d’affilée. Rester à la maison au lieu d’aller à l’école et me soigner avec de la glace à la vanille nappée de crème au chocolat n’avait rien pour me déplaire. En outre, être malade me donnait toujours une nouvelle occasion de casser un thermomètre à mercure traditionnel.
Allongé dans mon lit, la tige de verre sous la langue, je répondais tout haut à une question imaginaire, et le thermomètre glissait de ma bouche pour se pulvériser sur le parquet en bois dur où le mercure liquide contenu dans l’ampoule se dispersait comme les billes d’un roulement. Une minute plus tard, ma mère s’agenouillait sur le plancher malgré son arthrose de la hanche et commençait à rassembler les billes. Un cure-dent en guise de canne de hockey, elle poussait les sphères flexibles les unes vers les autres jusqu’à ce qu’elles se touchent presque. Soudain, après une ultime chiquenaude, une sphère engloutissait l’autre. Il restait une seule boule lisse et tremblotante là où il y en avait eu deux. Ma mère répétait ce tour de passe-passe d’un bout à l’autre du parquet : une grosse boule avalait toutes les autres jusqu’à ce que le ménisque de vif-argent soit entièrement reconstitué.
Une fois qu’elle avait récupéré la dernière goutte de mercure, elle allait chercher le bocal en plastique à l’étiquette verte que nous conservions sur une étagère à bibelots entre un nounours porteur d’une canne à pêche et une grosse tasse en céramique bleue, souvenir d’une réunion de famille de 1985. Après avoir roulé la boule sur une enveloppe, elle versait prudemment le mercure du tout dernier thermomètre sur le grumeau gros comme une noix de pécan au fond du bocal. Parfois, avant de mettre le récipient en lieu sûr, elle versait le mercure dans le couvercle et nous laissait, mes frères et sœurs et moi, voir tournoyer ce métal futuriste qui ne cessait de se disloquer et de se reconstituer impeccablement. J’avais mauvaise conscience en songeant aux enfants dont les mères craignaient tellement le mercure qu’elles ne les laissaient même pas manger du thon. Les alchimistes médiévaux, malgré leur appétit pour l’or, considéraient le mercure comme la substance la plus puissante et la plus poétique de l’univers. Enfant, j’aurais été d’accord avec eux. J’aurais même cru, comme eux, qu’il transcendait les catégories vulgaires – liquide ou solide, métal ou eau, ciel ou enfer – et qu’il hébergeait des esprits d’un autre monde.
Si le mercure se comporte ainsi, découvris-je plus tard, c’est parce que c’est un élément. Contrairement à l’eau (H2O), ou au gaz carbonique (CO2), ou à presque tout ce qui se rencontre quotidiennement, le mercure n’est pas séparable par voie naturelle en unités plus petites. En fait, le mercure est l’un des éléments les plus sectaires : ses atomes ne veulent tenir compagnie qu’à d’autres atomes de mercure, et pour réduire au minimum le contact avec le monde extérieur ils se recroquevillent en formant une sphère. La plupart des liquides que je renversais quand j’étais enfant étaient différents. L’eau se répandait de tous côtés, comme l’huile, le vinaigre et la gelée non solidifiée. Le mercure ne laissait jamais la moindre miette. Chaque fois que j’avais laissé choir un thermomètre, mes parents m’obligeaient à porter des chaussures, mais c’était pour empêcher d’invisibles éclats de verre de blesser mes pieds nus. Je ne me souviens pas de mises en garde concernant du mercure en liberté.

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