Comme un empire dans un empire

Auteur : Alice Zeniter
Editeur : Flammarion
Sélection Rue des Livres

Il s’appelle Antoine. Elle se fait appeler L. Il est assistant parlementaire, elle est hackeuse. Ils ont tous les deux choisi de consacrer leur vie à un engagement politique, officiellement ou clandestinement.
Le roman commence à l’hiver 2019. Antoine ne sait que faire de la défiance et même de la haine qu’il constate à l’égard des politiciens de métier et qui commence à déteindre sur lui. Dans ce climat tendu, il s’échappe en rêvant d’écrire un roman sur la guerre d’Espagne. L vient d’assister à l’arrestation de son compagnon, accusé d’avoir piraté une société de surveillance, et elle se sait observée, peut-être même menacée. Antoine et L vont se rencontrer autour d’une question : comment continuer le combat quand l’ennemi semble trop grand pour être défait ?
Dans ce grand roman de l’engagement, Alice Zeniter met en scène une génération face à un monde violent et essoufflé, une génération qui cherche, avec de modestes moyens mais une contagieuse obstination, à en redessiner les contours. L’auteure s’empare audacieusement de nos existences ultracontemporaines qu’elle transfigure en autant de romans sur ce que signifie, aujourd’hui, faire de la politique.

32,54 €
Parution : Août 2020
400 pages
ISBN : 978-2-0815-1543-7
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Extrait

« On a dit beaucoup de choses de moi mais jamais que j’étais banal, le Ciel m’en préserve ! » avait un jour lancé le député pour qui travaillait Antoine. La théâtralité avec laquelle il avait feint l’inquiétude en portant sa main sur le cœur (sur la chemise à rayures fines sous laquelle, derrière les possibles poils grisonnants, la peau, la mince épaisseur de graisse, de chair, et la cage des côtes, se trouvait le cœur) n’était pas parvenue à dissimuler la sincérité de sa prière. La phrase, jetée en l’air pour le plaisir de la conversation et de l’autocongratulation, avait atteint Antoine de plein fouet – il l’avait vue comme une de ces balles tirées dans les films d’action hollywoodiens et qui, pénétrant dans l’épaule du héros, réussissent à le faire pivoter à 180° en défiant toutes les lois de la physique.
Antoine avait peur qu’on l’ait déjà qualifié de « banal ». L’adjectif lui paraissait suffisamment décisif pour étouffer les rêves immenses et bleutés, généralement flous, qu’il sentait s’agiter en lui. Après la remarque du député, il s’était même laissé aller à penser qu’il s’était peut-être construit contre ce mot et la frayeur que ses cinq lettres pouvaient lui inspirer. Son physique n’avait, selon lui, rien de particulier qui eût pu aider à le décrire, aucun trait saillant dans son visage aux yeux bruns, pas de longueur ni de largeur insolites repérées dans l’étendue de son corps – ce que sa carte d’identité confirmait d’un « néant » qu’il lui arrivait de trouver brutal. Enfant, on lui avait répété qu’il était « mignon » avec son auréole de boucles, mais il pensait qu’on le disait à tous les êtres miniatures et il savait que, s’il avait été laid, sa mère ne l’aurait jamais admis et encore moins énoncé à voix haute. Quant à son père, il semblait considérer que le fait d’être un homme exigeait qu’il s’abstienne de tout jugement esthétique et il ne s’était risqué à commenter l’apparence de son fils que pour lui signaler qu’il était sale lorsque le garçon remontait de la plage, couvert de sable et de vase. Ce n’était donc pas dans ses caractéristiques physiques qu’Antoine avait cherché, dès l’adolescence, le signe qu’il était un être à part. Durant les années de collège et de lycée, il avait pu se penser comme un garçon « avec des facilités » puisque ses professeurs inscrivaient la remarque chaque trimestre au bas de ses bulletins, et Antoine aimait voir le regard de ses parents se troubler d’un mélange de fierté et d’inquiétude à la lecture de cette appréciation. En tant que garçon avec des facilités, il bénéficiait d’une certaine tranquillité car les adultes autour de lui supposaient qu’il réfléchissait ou qu’il rêvait à de grandes choses quand il s’enfermait dans sa chambre. Très rapidement, son père avait cessé de l’obliger à l’accompagner dans ses balades dominicales, comme s’il avait voulu laisser à son fils les longues heures nécessaires au développement de ces «facilités» dont personne ne savait exactement ce qu’elles recouvraient. Que ce temps soit en grande partie consacré à discuter au téléphone avec Xavier, le meilleur ami d’Antoine depuis le collège, n’avait paru entamer ni l’admiration de sa mère ni celle de son père. Être un garçon avec des facilités avait également permis à Antoine de ne pas souffrir à l’excès de l’absence d’intérêt des filles pour sa personne jusqu’à ses seize ans. Devant les sourires polis, les refus formulés à demi-mot, ou les corps maintenus à une distance destinée à décourager le moindre geste de sa part, Antoine se répétait qu’il pensait sans doute trop vite ou de manière trop complexe pour être compris et que c’était cette incommunicabilité, inhérente à son intelligence, qui le séparait des filles. Quand, lors de son année de première, il en avait rencontré une qui invalidait sa théorie (Julie Le Cléach, 1re L2), il avait abandonné sans regrets ce récit intérieur pour découvrir ce que l’on ressentait en frottant sa peau contre celle d’une autre. Antoine avait eu dix-sept puis dix-huit ans dans un état de bonheur relatif : il était un garçon avec des facilités et Julie Le Cléach posait ses mains partout sur son corps ; c’était satisfaisant. Ces éléments positifs étaient contrebalancés par l’impression grandissante qu’il était né au mauvais endroit et que son village ne renfermait rien qu’il ne connût déjà par cœur, à part la mer.
Il était parti à Paris en septembre 2005 et c’est à son arrivée en hypokhâgne que la peur de la banalité avait commencé à creuser des galeries. Dans sa chambre d’internat dont les murs étaient si proches qu’Antoine avait l’impression qu’il pouvait uniquement se glisser dans la pièce et jamais y habiter, il avait dû reconnaître qu’il n’avait pas tout à fait anticipé ce que serait sa vie sans ses parents, ses amis ni Julie Le Cléach (laquelle posait sûrement ses mains partout sur un étudiant de Rennes-2, mais Antoine s’efforçait de ne pas y penser avec jalousie car, après tout, c’était lui qui l’avait quittée). Rien dans sa première année ne lui avait semblé «facile»; au contraire, il avait multiplié avec fébrilité les heures de travail pour obtenir des résultats à peine passables. Il s’était dit qu’on lui avait peut-être menti, qu’il n’avait jamais été doué, et il guettait dans les annotations de ses copies d’hypokhâgne un signe qui lui eût permis de s’accrocher, une reconnaissance de quelque facilité enfouie, mais pendant les premiers mois il n’y avait rien eu d’autre que les notes cerclées de rouge, les 6 et les 7, parfois un 9, jamais au-delà. Les copies lui signifiaient calmement, à intervalles réguliers, sa médiocrité au sein du système des classes préparatoires (médiocrité au sens premier du terme, « au sens balzacien de position moyenne », avait dit leur professeur de lettres alors qu’ils étudiaient La Cousine Bette en début d’année, et Antoine avait aimé que les mots puissent avoir un sens balzacien, que Balzac ait pu tellement peser sur les mots de son gros corps tourangeau qu’il avait fini par y imprimer son sens). Ses interactions avec les trente élèves de son hypokhâgne y ajoutaient la prise de conscience d’une autre médiocrité, qui cette fois était sociale. Au contact de fils de diplomates ou de professeurs d’université, Antoine ressentait son appartenance à la classe moyenne d’une façon nouvelle. Dans le village où il avait grandi, cette appartenance conférait une certaine supériorité, un avantage, mais dans son hypokhâgne parisienne, elle était synonyme d’infériorité sociale et Antoine avait pensé que c’était ce que signifiait vraiment « classe moyenne » : pas du tout un juste milieu mais le fait d’être toujours le riche des pauvres et le pauvre des riches. Même si ses notes avaient fini par remonter, même s’il avait été autorisé à passer en khâgne, même s’il avait eu Sciences Po ensuite, il n’avait jamais pu récupérer pleinement sa confiance antérieure dans ses capacités intellectuelles et la peur d’être banal s’était installée, tenace et mordante.

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