Expiration

Auteur : Ted Chiang
Editeur : Denoël

Les neuf histoires qui constituent ce livre brillent à la fois par leur originalité et leur universalité. Des questions ancestrales – l’homme dispose-t-il d’un libre arbitre? si non, que peut-il faire de sa vie? – sont abordées sous un angle radicalement nouveau.
Ted Chiang pousse à l’extrême la logique, la morale et jusqu’aux lois de la physique pour créer des mondes inédits dans lesquels les machines en disent long sur notre humanité.
Auréolé d’un immense succès critique et commercial aux États-Unis, Expiration est en cours de publication dans vingt et un pays, installant définitivement son auteur parmi les écrivains américains les plus importants.

Traduction : Theophile Sersiron
23,00 €
Parution : Septembre 2020
464 pages
ISBN : 978-2-2071-3682-9
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Extrait

Ô puissant calife et grand commandeur des fidèles, je suis honoré de me trouver en votre illustre présence; nul homme ne peut en sa vie espérer bénédiction plus grande. L’histoire que j’ai à vous conter est bien étrange et, si l’on parvenait à en tatouer le récit entier au coin d’une paupière, une telle prouesse n’émerveillerait pas davantage que les événements qui y sont narrés, car cette histoire est un avertissement pour ceux voulant être avertis et une leçon pour ceux prêts à apprendre.
Mon nom est Fuwaad ibn Abbas, et je suis né ici à Bagdad, dans la Cité de la Paix. Mon père était marchand de céréales, mais j’ai moi-même longtemps fait commerce de fines étoffes, soie de Damas, lin d’Égypte ou étoles du Maroc brodées de fil d’or. J’avais bonne fortune, mais le cœur triste, et ni le luxe ni l’aumône ne parvenaient à l’apaiser. Aujourd’hui, je me tiens devant vous sans un seul dirham en bourse, mais le cœur en paix.
Allah est le commencement de toutes choses mais, avec la permission de Votre Majesté, je commence mon histoire au jour où je me suis promené dans le quartier des forgerons.

Il me fallait acheter un cadeau pour un homme avec qui je devais faire affaire, et l’on m’avait dit qu’il pourrait apprécier un plateau fait d’argent. Après avoir cherché pendant une demi-heure, je remarquai qu’une des plus grandes échoppes du marché était occupée par un nouveau commerçant. C’était un emplacement convoité, dont l’acquisition avait dû être coûteuse, et j’y entrai donc pour examiner la marchandise.
Jamais je n’avais vu un assortiment d’objets aussi extraordinaire. Près de l’entrée, un astrolabe doté de sept tympans incrustés d’argent jouxtait une pendule à eau qui sonnait l’heure juste et un rossignol en cuivre qui chantait sous le souffle du vent. Plus loin se trouvaient d’autres mécanismes plus ingénieux encore, et je les observais comme un enfant scrutant les gestes d’un jongleur, lorsqu’un vieil homme s’avança par une porte du fond.
«Bienvenue dans mon humble échoppe, monseigneur, dit-il. Mon nom est Bashaarat. En quoi puis-je vous être utile ?
— Ces objets sont remarquables. Je traite avec des vendeurs de chaque coin du monde, et je n’ai pourtant jamais rien vu de tel. Dites-moi, je vous prie, où donc avez-vous acquis votre marchandise ?
— Je vous suis obligé de ces aimables paroles. Tout ce que vous voyez ici a été fabriqué dans mon atelier, par mes soins ou par mes assistants, sous ma direction. »
Je fus impressionné que cet homme ait pu faire preuve d’un tel savoir dans tant de domaines. Je lui posai des questions sur les divers instruments de sa boutique et l’écoutai discourir avec érudition d’astrologie, de mathématiques, de géomancie et de médecine. Nous parlâmes durant plus d’une heure, et en moi perça une fascination mêlée de respect, telle une fleur réchauffée par les lueurs de l’aube, jusqu’à ce qu’il mentionne ses expérimentations alchimiques.
« De l’alchimie ? » demandai-je. J’étais surpris, car il ne me paraissait pas être le genre d’homme à faire des promesses de brigand. «Vous voulez dire que vous savez transformer un vil métal en or ?
— En effet, monseigneur, bien que ce ne soit en réalité pas ce que la plupart des gens cherchent à travers l’alchimie.
— Et que cherchent-ils, alors ?
— Ils cherchent une source d’or qui soit moins coûteuse que l’extraction du minerai. L’alchimie décrit bien une méthode pour fabriquer de l’or, mais le procédé est si complexe que, par comparaison, creuser les entrailles d’une montagne semble aussi simple qu’aller cueillir des pêches dans un verger. »
Je souris. « Habile réponse. Personne ne pourrait contester votre érudition, mais j’ai assez de bon sens pour ne pas croire aux pouvoirs de l’alchimie. »
Bashaarat m’observa et réfléchit. «J’ai récemment construit quelque chose qui pourrait vous faire changer d’avis. Vous seriez la première personne à qui je le montrerais. Aimeriez-vous le voir ?
— Ce serait un grand plaisir.
— Suivez-moi, s’il vous plaît. » Il me fit passer la porte à l’arrière de son échoppe. La pièce attenante était un atelier, équipé d’appareils dont les fonctions m’étaient impossibles à deviner – des barres de métal enveloppées d’assez de fil de cuivre pour atteindre l’horizon, des miroirs montés sur une plaque de granit ronde flottant dans du vif-argent –, mais Bashaarat les dépassa sans même y jeter un regard.
Il me conduisit vers un lourd piédestal, arrivant à hauteur de poitrine, où un solide anneau métallique était fixé à la verticale. Cet anneau était aussi large que deux mains ouvertes, et tellement massif que même l’homme le plus fort aurait peiné à le soulever. Le métal était noir comme la nuit, mais si parfaitement poli qu’il aurait pu servir de miroir s’il avait été d’une autre couleur. Bashaarat me demanda de me placer de manière à voir l’anneau de côté, tandis que lui se tenait près de l’ouverture.
« Observez, s’il vous plaît », dit-il.
Bashaarat enfonça son bras par le côté droit de l’anneau, mais le membre ne ressortit pas du côté gauche. C’était en fait comme s’il avait été sectionné au coude, et Bashaarat agita ce moignon de haut en bas avant de ressortir son bras intact.
Je n’avais pas pensé qu’un homme si érudit puisse accomplir un tour d’illusionniste, mais c’était bien exécuté et j’applaudis poliment.
«Attendez un instant», commanda-t-il en reculant d’un pas.
J’attendis, et voilà qu’un bras sortit du côté gauche de l’anneau sans qu’aucun corps ne soit là pour le soutenir. La manche qu’il portait correspondait à la robe de Bashaarat. Le bras s’agita de haut en bas, puis se retira dans l’anneau jusqu’à disparaître.

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