Lucky

Auteur : Joe Ide
Editeur : Denoël

IQ, le Sherlock Holmes du ghetto.

Isaiah Quintabe, dit IQ, est un jeune détective afro-américain atypique. Loup solitaire, il cache sous une apparence nonchalante une intelligence et un sens de l’observation hors du commun. Ses clients sont les miséreux, les marginaux de Los Angeles, ceux à qui la police tourne le dos.

Isaiah est hanté depuis l’enfance par l’assassinat de son frère Marcus. Devenu adulte, il décide de consacrer toute son énergie à la résolution du crime. Et, lorsque l’ex-petite-amie de son frère l’appelle à la rescousse depuis le royaume des casinos qu’est Las Vegas, il le prend comme un signe.
Personnages hors normes, dialogues flamboyants et sens du détail : Joe Ide est l’une des voix les plus intéressantes du polar côte Ouest.

Traduction : Dominique Garneray
21,90 €
Parution : Juin 2020
400 pages
ISBN : 978-2-2071-3761-1
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Extrait

Prologue
Isaiah avait dix-sept ans lorsque son frère aîné, Marcus, fut tué par un chauffard. Isaiah laissa tomber ses études et passa des mois à rechercher le conducteur de la Honda Accord qui avait percuté son frère de plein fouet, le réduisant à un corps disloqué qui se vidait de son sang dans le caniveau. Marcus représentait tout pour lui : un ami, un guide, sa seule famille.
Huit ans plus tard, dans la casse auto de son ami TK, il était tombé par hasard sur l’Accord. Le soleil était en train de se coucher. Il longeait l’ancien circuit de course que TK et lui s’étaient aménagé au milieu des rangées de véhicules abandonnés. Ces épaves évoquaient à Isaiah les photos de la guerre de Sécession qu’il avait vues à la bibliothèque. Des soldats jonchant le champ de bataille. Des cadavres contorsionnés, des dents de chrome brisées, des yeux explosés, fixes, regardant l’horizon à tout jamais.
Pas un filet de vent ne perturbait cette fin de journée. Une corneille solitaire croassait plaintivement au sommet d’une montagne de pneus, comme si elle était la dernière de son espèce. C’est au détour de cet empilement de caoutchouc qu’Isaiah l’aperçut. La vue de l’arme du crime éveilla en lui un flot de souvenirs douloureux qui le paralysa : le sourire de Marcus, chaleureux et réconfortant, sa voix sincère et sûre d’elle, son regard plein d’amour, toute son attention concentrée sur l’avenir d’Isaiah, un avenir brillant et riche de promesses. Lorsque ces images s’estompèrent, Isaiah se moucha, essuya ses larmes et éprouva une autre vague d’émotions, mélange incandescent de colère et de résolution. Se demandant ce qui avait bien pu le pousser à abandonner ses recherches, il imagina le chauffard suivant tranquillement le cours de sa petite existence, se fichant pas mal du meurtre qu’il avait commis, celui de la plus belle personne qui ait jamais existé.
Isaiah quitta la casse en essayant de se persuader que tout cela remontait à longtemps, qu’il valait mieux laisser ça derrière lui. Ses recherches à l’époque lui avaient fait perdre le contrôle de sa propre vie, presque jusqu’à en mourir. Les blessures psychiques de cette horrible période avaient fini par cicatriser. Inutile de rouvrir cette vieille plaie pour y planter un poignard.
Cette nuit-là, assis sur le perron de sa maison, il partagea une barre énergétique avec son chien. Le pitbull avait appartenu à un tueur à gages. Après avoir mis celui-ci derrière les barreaux, Isaiah avait adopté le chiot et l’avait baptisé Ruffin, en référence au chanteur préféré de Marcus. Âgé de dix semaines, pesant moins de six kilos, Ruffin était alors aussi mignon qu’amusant. Neuf mois plus tard, l’adolescent de vingt-six kilos qu’il était devenu, à la musculature impressionnante, à la robe d’un gris d’ardoise et aux yeux d’ambre qui lui donnaient un air féroce, n’inspirait plus le moindre attendrissement aux passants lorsqu’il remorquait son maître pendant leurs promenades.
Isaiah comprit alors qu’il s’était leurré : il n’avait toujours pas accepté la mort de Marcus. Faire son deuil était sans doute l’expression la plus dénuée de sens qui soit. La vie ne continuait pas comme on voulait vous le faire croire, le deuil n’était pas un état dont on pouvait espérer sortir un jour. Il devenait peu à peu partie intégrante de soi. Quelque chose qui changeait votre façon de voir, de sentir et de réfléchir. Et quand la douleur revenait, ce n’était pas sous la forme d’un simple souvenir : elle brûlait et vous dévorait totalement, comme au premier jour, intacte malgré les années.
Ruffin suivit Isaiah à l’intérieur jusqu’à la deuxième chambre qui lui servait de bureau. Une vague de chaleur s’était abattue sur Long Beach, et l’atmosphère de la pièce était étouffante. Les lieux étaient si peu meublés qu’on les aurait cru abandonnés, bien qu’il s’en serve tous les jours. Il y avait là un vieux bureau de professeur, un fauteuil qui grinçait, deux meubles à tiroirs, des boîtes d’archives empilées par terre et une table pliante d’un mètre quatre-vingts de long, totalement vide. Pas un bibelot, pas un objet personnel à l’exception de deux photos au mur. Sur l’une, Marcus et Isaiah faisant des grimaces face à l’objectif. Sur l’autre, Mme Marquez tenant par les pattes un poulet qui se débattait avec l’énergie du désespoir et prénommé Alejandro par sa propriétaire en souvenir de son pendejo d’ex-mari. Isaiah avait accepté le volatile en guise de paiement pour ses services à seule fin de sauver la pauvre créature d’une mort certaine. Lorsque le tueur à gages s’était introduit chez Isaiah dans le but de l’assassiner, il avait sans le vouloir pulvérisé le poulet dans un panache de plumes.
Isaiah posa un carton sur la table, à côté d’un dossier renfermant les informations qu’il était parvenu à réunir jusqu’ici. Le numéro d’immatriculation de l’Accord lui avait permis de découvrir l’identité de son propriétaire : Fred Bellows. La page Facebook de celui-ci présentait un type blanc, bedonnant, la quarantaine, au visage ressemblant à un biscuit pas cuit, et au pantalon remonté jusqu’au troisième bouton de sa chemise à carreaux bleus, marron et jaunes. Sa femme donnait l’impression d’être sa sœur jumelle, et leurs trois enfants, malgré leur jeune âge, avaient déjà la brioche. Fred habitait Wrigley Heights, un joli quartier au nord d’Hurston où Marcus et Isaiah avaient vécu pendant un temps. Isaiah sortit du carton plusieurs photos qu’il étala sur la table. Des clichés de l’Accord pris à la casse. Le phare avant droit était brisé, le bord supérieur du pare-chocs un peu enfoncé, et un éclat de peinture s’était décollé de la carrosserie. Il semblait impossible, injuste même, que la mort de Marcus ait infligé si peu de dégâts au véhicule. Un énorme cratère ou un séquoia millénaire fendu en deux par la foudre auraient mieux symbolisé la perte de cet être unique.
Sièges et tableaux de bord avaient été arrachés, mais Isaiah avait récupéré plusieurs choses dans l’habitacle. Quatre mégots de Marlboro écrasés, quatre cannettes de bière Carta Blanca, un sac en papier blanc froissé et un emballage de sandwich roulé en boule. Isaiah déposa ces objets sur la table et ouvrit l’emballage. Au fond se trouvait un bout du sandwich rabougri, momifié, et des morceaux de piments jalapeño. L’emballage provenait de Kayo Subs, comme l’indiquait le logo imprimé sur le papier : une cible aux couleurs de l’arc-en-ciel, percée en son cœur par un poing brandissant un sandwich.
Isaiah avait, gravée dans le cerveau, une carte exhaustive d’East Long Beach, où étaient répertoriés chaque territoire de gang, chaque planque de consommateurs de crack, chaque asile de nuit, chaque bar, chaque club, chaque salle de billard, chaque spot de drogue, chaque bout de trottoir de prostituée, chaque scène de meurtre, chaque domicile de criminel sexuel, chaque détaillant d’alcool, chaque parc dans toute la zone. Tout lieu en rapport avec des criminels, à une activité criminelle quelle qu’elle soit, même potentielle. Isaiah plaça la sandwicherie Kayo sur cette carte mentale. Elle se trouvait pile en face du parc McClarin. Marcus et lui y avaient fait une partie de basket juste avant l’accident. Isaiah entendit le faible ping de son sonar intérieur.
Le sac en papier blanc était des plus ordinaires. À l’intérieur se trouvaient des serviettes jetables propres, un sachet de moutarde et une facture, pour l’achat d’un sandwich XXL et d’un paquet de chips. Datée du même jour que l’accident, à 17 h 02. Marcus avait été renversé aux alentours de dix-huit heures. Ping ping. Fred aurait sans aucun doute été capable de vider quatre Carta Blanca d’un coup, mais il avait plutôt une tête à boire des Budweiser ou des Coors, et, en bon père de famille, jamais il n’aurait laissé traîner des cannettes dans sa voiture. C’était le meurtrier qui les avait laissées là. A & J Liquor se trouvait à deux numéros à peine de Kayo : le chauffard achète son sandwich, se prend quelques bières, s’installe derrière son volant, boit, fume et mange pendant... une heure ? Possible dans le cas d’un super petit déjeuner complet dans un diner, mais le type n’avait pas même fini son sandwich. Il était bien plus probable que son but premier était d’attendre dans sa voiture. Il avait dû acheter un sandwich parce que Kayo était tout proche, manger quelques bouchées pour laisser le reste, ayant manifestement plus envie de fumer et de descendre une bière toutes les quinze minutes. De deux choses l’une : soit l’individu était un alcoolique accro à la nicotine, soit il était très nerveux. Vraiment très nerveux. Ping ping ping.

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