La Compromission

Auteur : Alexandre Garabedian
Editeur : Denoël
Sélection Rue des Livres

« On l’avait programmé pour tenir ses promesses, faillir était le lot des faibles, des mornes contemplatifs, des petites rêveuses de soie blonde qu’on balançait caissières faute d’en faire des chanteuses et qui léchaient l’écran glacé de leur smartphone en attendant l’amour dans ses habits de prince – mais foin de nostalgie, tout ça valait en l’an deux mille, cela faisait longtemps que les caissières au cheveu gras avaient disparu des rayons des grands magasins. »

Dans un futur indéterminé mais étrangement familier, la Cinquième République moribonde et corrompue se débat contre le terrorisme, la misère et l’extrémisme. Pourtant, les ors du pouvoir font encore rêver Hugo-Theo, jeune consultant qui travaille pour le gouvernement. Son frère Gaspard, qui a suivi un chemin radicalement différent, va gripper l’ascension d’Hugo-Theo et le conduire à s’interroger sur son parcours et le prix moral qu’il est prêt à sacrifier à ses rêves de grandeur.
Une plume remarquable, trempée dans l’acide, pour peindre l’ascension d’un ambitieux dans un Paris au bord de l’implosion.

19,00 €
Parution : Août 2021
256 pages
ISBN : 978-2-2071-6105-0
Fiche consultée 102 fois

Extrait

Il faudra la fignoler un peu, cette attaque, captiver le lec­ teur, l’attraper par les couilles, comme dit La Chapelle, lui promettre du sexe et du sang et des larmes, l’allécher, l’appâ­ ter, façon coup de poing à l’estomac ou tendre symphonie perverse, lui saisir l’œil d’un coup de dent et le tirer au fond de l’histoire, qu’il en respire la sueur, qu’il se frotte le nez aux aisselles du verbe et puis surtout, surtout, qu’il en ait bien pour son argent, car on le lui vendra, ce petit tas de feuilles, on achètera deux trois crétins qui gazouilleront d’aise en lâchant leur fiente molle dans le réseau social, à seize le volume et en négociant dix pour cent de droits sur chaque vente je pourrai facilement monter à soixante mille, pour commencer bien sûr, ensuite je
« Vous m’écoutez, Hugo­Theo ? »
Hugo­Theo Louis tressaillit et se mordit les joues, pris en flagrant délit de rêverie, quoiqu’il eût pendant cinq minutes pris la peine d’approuver à petits coups de tête ce que lui disait le messie. Il s’en voulait, vraiment, avec n’importe quel autre homme il aurait seulement éprouvé une pointe d’agacement, mais François­Marc­Antoine, ah ! c’était autre chose ; et son mentor, précisément, le transperçait en cet ins­ tant de son regard de lame, poignard bleu tiré du fourreau. Le jeune Louis cligna afin de dissiper l’injure silencieuse et entrevit aux marges, pointant sous les manches impec­ cables du sombre costume du chef, deux discrets boutons de manchette, deux points d’exclamation !! qui lui mon­ traient, mine de rien, tout le chemin à parcourir. Il n’osait encore s’accorder ces décorations de puissant ; à ses vingt­ neuf automnes s’accrochaient les vestiges de sa timidité, il avait toujours vu son père, ses oncles, porter des chemises ordinaires. Mais il y viendrait tôt ou tard, peut­être même dès Noël. Une fois accompli ce travail, il gagnerait aux yeux de François­Marc­Antoine et des autres associés ses galons de chef de mission. Si seulement ses pensées n’avaient pas la manie de s’attacher parfois à des choses futiles et de s’y enrouler comme des colimaçons...
« Hugo­Theo, reprit l’autre en s’adoucissant, nous savons vous et moi que vous êtes un jeune homme brillant, l’un de nos meilleurs éléments, promis aux plus hautes fonctions au sein du cabinet. Mais songez qu’à ces qualités vous devez ajouter la plus extrême concentration, une implication de tous les instants, si bien que votre esprit, tendu comme la corde d’un arc, pourra tirer ses flèches droit au cœur du problème. Cet énorme projet dont nous devinons à peine les finalités est de loin le plus important que nous ayons eu à mener. Il y en a pour six à huit mois d’honoraires, sans compter le suivi des recommandations, et pour vous, mon ami, le grade de manager – à ces mots Hugo­Theo imagina sa Lea renverser la tête en roucoulant de joie quand il lui lâcherait la nouvelle dans ce restaurant thaïlandais de la rue Mandar. Pensez­y, serrez les dents, ne vous dispersez pas. Nous avons rendez­vous après­demain avec Steinitz pour lui présenter nos premières pistes méthodologiques. Tout doit être parfait. Ces hommes­là, vous le verrez, sont de belles mécaniques, ils vous disséqueront d’un coup d’œil, ils vous écouteront d’une oreille en jouant négligemment avec leur stylo­plume ; si votre voix vacille à l’exposé des faits, si vous témoignez l’ombre d’une hésitation à la première question, vous êtes mort pour le beau métier de consultant, Hugo­ Theo. Ne me faites pas défaut. »
Non, je ne te décevrai pas, ô François­Marc­Antoine, se jura le jeune homme en jouant du maxillaire. On l’avait programmé pour tenir ses promesses, faillir était le lot des faibles, des mornes contemplatifs, des petites rêveuses de soie blonde qu’on balançait caissières faute d’en faire des chanteuses et qui léchaient l’écran glacé de leur smartphone en attendant l’amour dans ses habits de prince – mais foin de nostalgie, tout ça valait en l’an deux mille, cela faisait long­ temps que les caissières au cheveu gras avaient disparu des rayons des grands magasins.
Voilà six ans qu’il travaillait au sein du cabinet, et dur. Les huiles l’avaient pêché à sa sortie de l’école, son diplôme de grosse tête sous le bras. Il avait dû passer douze ou treize entretiens d’embauche, avec deux crapules chaque fois. Tout ce que la compagnie comptait de directeurs et surtout d’associés l’avait essoré, évalué, criblé de cas pratiques, d’énigmes, de calculs mentaux, sans parler des moqueries et du souverain mépris dont on l’avait accablé. Une petite merde, voilà ce qu’il était. Une petite merde de blanc­bec confite en dévotion devant ces types qui pesaient au bas mot leurs trois cents K par an, sans le bonus, bien entendu. Il n’était pas encore l’un d’eux, mais il y travaillait, parfois trente­six heures d’affilée, des quinze jours, trois semaines, à suer comme un nègre, sans voir la lumière du soleil, un sandwich mou dans le ventre arrosé de cafés, mais pas de cigarettes, ah non. Et puis de temps en temps, on lui faisait grâce d’un week­end, et alors il se payait Rome, Stockholm ou Istanbul, en hôtel quatre étoiles, tout en pensant à ses trois semaines de vacances en Namibie. Manager, tout de même... ça lui ferait au moins quinze pour cent d’augmen­ tation, plus une belle voiture de fonction à choisir, jeune homme, parmi quatre berlines de catégorie A.

Informations sur le livre