Sueurs froides: Édition anniversaire

Auteur : Boileau-Narcejac
Editeur : Denoël

Paris, 1940, Gévigne, inquiet du comportement trouble de sa jeune épouse Madeleine, demande à son ami Flavières, ancien inspecteur de police, de la suivre en toute discrétion.
Flavières ne quitte plus la mélancolique Madeleine, qu'il découvre hantée par une aïeule morte noyée. Flavières s'inquiète, ne ferme plus l'œil. Cette femme va lui faire perdre la raison.

« Il y a des vérités sur lesquelles on ne peut pas arrêter sa pensée sans éprouver aussitôt un vertige de râme, cent fois plus horrible Que le vertige du corps. »

24,00 €
Parution : Novembre 2020
180 pages
ISBN : 978-2-2071-6166-1
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Extrait

— Voilà, dit Gévigne. Je voudrais que tu surveilles ma femme.
— Diable !... Elle te trompe ?
— Non.
— Alors ?
— Ce n’est pas facile à expliquer. Elle est drôle... Elle m’inquiète.
— Qu’est-ce que tu crains au juste ?
Gévigne hésitait. Il regardait Flavières et Flavières sentait ce qui l’arrêtait : Gévigne n’avait pas confiance. Il était bien resté tel que Flavières l’avait connu quinze ans plus tôt, à la Faculté de droit : cordial, prêt à s’épancher et, tout au fond, contracté, timide et malheureux. Tout à l’heure, il avait eu beau s’écrier en ouvrant les bras : «Ce vieux Roger... Tu sais, je suis content de te retrouver!», Flavières avait perçu tout de suite, d’instinct, la très légère gaucherie du geste, ce qu’il avait d’un peu trop voulu, d’un peu trop raide. Gévigne s’agitait un tout petit peu trop, riait un tout petit peu trop. Il ne réussissait pas à effacer les quinze ans qui venaient de s’écouler et qui les avaient physiquement changés, l’un et l’autre. Gévigne était devenu presque chauve. Son menton s’était empâté. Ses sourcils avaient tourné au roux et il avait, maintenant, près du nez, des taches de rousseur. Flavières, de son côté, n’était plus le même. Il savait qu’il avait maigri, qu’il s’était voûté, depuis son histoire, et il avait les mains moites à la pensée que Gévigne allait peut-être lui demander pourquoi il était devenu avocat, alors qu’il avait fait son droit pour entrer dans la police.
— Je ne crains rien à proprement parler, reprit Gévigne.
Il tendit à Flavières un riche étui plein de cigares. Sa cravate aussi était riche et son complet fil-à-fil d’une coupe magistrale. Des bagues brillaient à ses doigts tandis qu’il détachait une petite allumette rose d’une pochette portant le nom d’un grand restaurant. Il creusa ses joues avant de souffler lentement un peu de fumée bleue.
— C’est un climat à saisir, fit-il.
Oui, il avait beaucoup changé. Il avait tâté du pouvoir. On devinait, derrière lui, des comités, des sociétés, des amicales, un complexe réseau de relations et d’influences. Et pourtant, ses yeux étaient toujours aussi mobiles, aussi prompts à prendre peur et à se cacher une seconde derrière les lourdes paupières abaissées.
— Un climat ! dit Flavières avec un rien d’ironie.
— Je crois que c’est le mot, insista Gévigne. Ma femme est parfaitement heureuse. Nous sommes mariés depuis quatre ans... presque, il y aura quatre ans dans deux mois... Nous avons largement de quoi vivre. Mon usine du Havre tourne à plein depuis la mobilisation. C’est d’ailleurs à cause d’elle que je n’ai pas été appelé... Bref, étant donné les circonstances, nous sommes des privilégiés, il faut bien le reconnaître.
— Pas d’enfants ? coupa Flavières.
— Non.
— Continue.
— Je disais donc que Madeleine a tout pour être heureuse. Eh bien, justement, il y a quelque chose qui ne va pas. Elle a toujours eu un caractère un peu bizarre, des sautes d’humeur, des périodes de dépression mais, depuis quelques mois, son état s’est brusquement aggravé.
— Tu as vu un médecin ?
— Bien sûr. J’ai même consulté des sommités. Elle n’a rien, tu entends, rien.
— Rien d’organique, admit Flavières. Mais au point de vue psychique ?
— Rien... Rien... Pas ça !
Il fit claquer ses doigts et épousseta un peu de cendre tombée sur son gilet.
— Ah ! je te jure que c’est un cas. Au début, moi aussi, j’ai cru qu’il s’agissait de quelque idée fixe, de quelque peur irraisonnée provoquée par la guerre. Elle tombait dans de brusques silences. On lui parlait, elle entendait à peine. Ou bien, elle fixait quelque chose, devant elle... Ça, je t’assure que c’était impressionnant. Tu aurais juré qu’elle voyait... je ne sais pas, moi... des choses invisibles. Et quand elle recommençait à vivre normalement, elle gardait une espèce d’expression égarée, comme si elle avait dû faire un effort pour reconnaître sa maison... pour me reconnaître, moi...
Il laissait éteindre son cigare et il regardait, lui aussi, dans le vide, avec cet air frustré qu’il avait déjà, autrefois.
— Si elle n’est pas malade, c’est qu’elle simule, fit Flavières, impatienté.
Gévigne leva sa main grasse, comme pour arrêter au vol l’objection.
— J’y ai pensé. Je l’ai surveillée, discrètement. Un jour, je l’ai suivie... Elle est allée au Bois, s’est assise devant le lac et elle est restée là, sans bouger, pendant plus de deux heures... Elle contemplait l’eau...
— Cela n’est pas très grave.
— Si... elle contemplait l’eau, comment t’expliquer, avec attention, avec gravité. Comme si cela avait été d’une extrême importance... Le soir, elle m’a affirmé qu’elle n’était pas sortie. Je n’ai pas voulu lui dire que je l’avais suivie, tu comprends.

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