Du lierre dans les arbres

Auteur : Hervé Vilard
Editeur : Fayard

C'est l'histoire d'un chanteur qui aime son public plus que tout mais qui voudrait disparaître. L'histoire d'un homme qui voudrait donner ce qu'il n'a pourtant jamais reçu. L'histoire de mille tourments et de mille contradictions que seule l'écriture, poétique, évocatrice, ultra sensible, pouvait tenter de résoudre.
« Et l'adoption, vous y avez songé ? - C'est une violence. Une sentence. Ce n'est pas aux adultes d'adopter les enfants, mais aux bambins de choisir dès qu'ils auront l'âge de raison. Il y a l'émotion d'une absence sur le visage d'un enfant adopté, comme s'il était toujours prêt à partir. ».
En Amérique latine où il a trouvé refuge, l'orphelin Hervé Vilard sait qu'il ne sera jamais père. De retour en France au crépuscule des années 1970, il retrouve sa seule famille : le public. Des années après le succès fulgurant de « Capri », le fils de personne renoue avec la gloire et redevient le frère de tout le monde. Le suivre dans ses pérégrinations ressemble à la lecture d'une Comédie humaine en miniature : Hervé dîne chez des comtesses puis soupe avec des forts des Halles, susurre ses tubes à une future lauréate du prix Goncourt et correspond avec un voyou incarcéré aux Baumettes.
Mais sa solitude surpeuplée lui pèse, parfois. Une vieille bâtisse est à vendre, là-bas dans le Berry. Il songe à l'acheter. Le Berry ? Oui : celui-là même où il a passé son enfance, brillamment racontée dans L'âme seule. Comme si tout, toujours, l'y ramenait.

19,00 €
Parution : Novembre 2020
250 pages
ISBN : 978-2-2136-3864-5
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Extrait

Les nuits parisiennes s’engloutissent dans le couvre-feu. Plus de soixante ans au compteur et Lucien Gaillagot s’active encore à diriger les chefs de rang du Paradis latin. Même fougue, même autorité débonnaire, même disponibilité fédératrice. Trois jours sur sept.
« Où es-tu passé ? » Cette interrogation souffle comme un ouragan et me laisse à penser qu’il reste encore quelques bonnes âmes pour se soucier de moi.
« Où es-tu passé ? Que deviens-tu ? Cela fait une éternité ! Toujours en Argentine ? »
Lucien a la géographie aléatoire. Il confond l’Argentine et le Mexique.
« Non, Lucien, je suis un exilé à Mexico qui vient respirer l’air de Paris. »
Les radios ne se bousculent pas pour diffuser mes nouvelles chansons françaises. Il y a sept ans déjà que ma mère ne sait même plus que je suis son fils. Mais ce n’est plus une souffrance. J’ai une autre vie, je connais d’autres triomphes.
Lucien, c’est un véritable meneur. Infatigable d’humour et déterminé à jouer les agitateurs. Ne pas le brancher sur l’éventualité du repos du guerrier, ça ressemblerait à une provocation. S’il se retire du fond de la nuit, il meurt. Il dit vivre fête, penser fête, se nourrir fête. Il dit aussi : « Cette manie d’imaginer partout des gens usés est insupportable. » Les autres soirs, les portes du cabaret de la rue du Cardinal-Lemoine se ferment. Il ne s’affole pas de cette baisse d’activité, il en a connu d’autres.
Pourtant, en arrivant d’Amérique latine, je constate que Paris se meurt.
La clientèle du cabaret, composée de bonnes dames à la permanente immuable, regagne les cars stationnés en enfilade. Une mélancolie sauvage et brève envahit Lucien.
Sa moustache savamment asymétrique accentue son faux air de Daryl Zanuck. Il gueule le Mexiiiiico de Mariano, repose son magnum de champagne sur le bar.
« Quel métier de con tu fais, mon Hervé ! Ils ne t’ont même pas reconnu. Te pardonneront-ils un jour le succès foudroyant de ton Capri ? »
Je n’en finis plus de devoir m’arranger avec l’oubli.
Sur la grande table, quelques noctambules au lever de coude roboratif, prolongent. Les effluves les tiennent en éveil. Je songe à l’enfant que j’aurai bientôt. Les danseurs, qui se sont départis de leurs trois rangs de faux cils en carton, effectuent le service après-vente. Des banalités, surtout. Séduire, encore et toujours. Assise au bar, à l’écart, Paula a délaissé son fardeau aux grandes ailes de cygne. Ni sourire, ni gestuelle. Qui est-elle lorsque le masque tombe ? Elle me dévisage avec une apathie forcenée. J’esquive son regard méprisant. Elle repoudre son nez retouché. À se référer à sa mine déconfite, on aurait dit que le macadam s’était fendu et l’avait avalée dans une mare de goudron. Lucien ne peut s’empêcher de célébrer la nostalgie. Je passe en rouleau-compresseur dès qu’il faut se mettre à solliciter nos mémoires infaillibles.
« Depuis qu’on a été contraints de fermer l’Alcazar, Paris est en berne.
— On formait une superbe équipe de vraies folles, rien ne nous arrêtait. »
Sa voix trahit la nicotine.
« Ça se donnait du coude au cabaret de la rue Mazarine pour se rincer de la cuisse des filles de nos revues. Tu te souviens de la petite Betty Mars ? Elle chantait subliment, un petit moineau, cette blonde-là. Et la Marie-France qui faisait la moue sur scène comme à la ville, elle avait sérieusement tendance à se prendre pour Martine Carol ! La grosse Babette, avec son regard de chien battu et qui menait tout le monde à la baguette, ça c’était du travelo. »
Le cadran n’affiche plus la même heure. Je réclame une bière. Il me sert une autre coupe. Dans mon dos, j’entends un danseur tousser. Le son de nos voix trop audibles l’a réveillé. Il nous observe, prostré sur sa chaise, le visage clos et le regard ahuri. Lucien et moi sommes incorrigibles dans nos passes d’armes. Refaire le film d’une bobine enrayée. Comment ne pas succomber à la grosse Manouche, en prima donna, caressant sa fourrure au milieu de jeunes éphèbes. En trente ans, l’ex-mannequin de chez Jacques Fath avait quintuplé de volume. Son embonpoint démesuré lui servait d’armure. Une légende, Manouche, une truculence, une princesse colossale des bas-fonds. L’épouse du truand Carbone déambulait en chantant Où sont passés mes gigolos ?. Silence de cathédrale. Fascination unanime.
Lucien, en pilotage automatique, fait défiler ces pans d’existence révolus. Deux garçons, isolés dans le couloir, s’embrassent pour ne pas voir demain. La neige remonte dans leurs narines. Les forces vives du cabaret regagnent doucement leurs pénates. Je n’ai pas sommeil. Lucien non plus. Nos langues font du zèle. Il débouche une nouvelle bouteille, continue de se raconter avec une gourmandise de pique-assiette, enchaîne sur Chérillette.
« Mon Lulu, j’ai même retenu son vrai nom, Frederik Rey. Le Viennois s’était construit un personnage de monstre à la stylisation cartoonesque. »
Durant l’entre-deux-guerres, il avait accueilli les déesses du music-hall au bas de l’escalier du Casino de Paris.
Un tic de langage nous sautait aux oreilles : l’intempérance de ses « ya ya ya » pour sauter d’une idée à une autre ou pour impulser du poids à ses invectives. Une sorte de hoquètement guttural, qui, hors contexte, tendrait au grand-guignol.
« Berthe, ma mère, a couché avec Hitler ya ya ya… Grande belle femme était ma mère, très bel homme, ce Hitler, ya ya ya ! La Cécile Sorel, ya ya ya… elle était lourde, cette salope, ya ya, sentait mauvais, ya ya ya. La Mistinguett, mauvaise, radine, garce aussi, toutes les mêmes, ya ya ya. »
Ses lèvres décharnées se collaient de ses larmes enfumées. Le vieux danseur avait l’invective acide, le glapissement effaré. Il tapait abusivement nos épaules.
« “Joséphine Baker n’aimait pas les enfants. Elle en avait adopté douze… essentiellement des singes. – Il faut aller te coucher, Frederik, tu es dans le dérèglement mental là”, lui avais-je assené », se remémore Lucien.
Je le vois se tourner à 180 degrés vers le mur de miroirs teintés bronze. Au bar du Paradis latin, Lucien accuse le coup. L’effet boomerang de sa gloriole parisienne au passé enchanteur se fane. Une fêlure intime se dessine sur son front, qui se plisse sous le make-up. À l’instant où il apprend que je vais être papa, pressent-il qu’une page se tourne ? Pour lui et pour moi.
« Quelle horreur ! Ne me dis pas que tu t’es mis aux femmes ? »
Je le rejoins derrière le comptoir. Il m’embrasse sur le front. Lucien ne cherche pas à en savoir davantage.

Le sang ne lui monte plus au crâne. La danseuse redresse sa croupe et s’échoue dans mes bras.
« T’en auras fait, des tubes. C’était sous l’ère Pompidou ou Giscard ?
— Je m’en fous ! »

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