Pourquoi l'intelligence rend idiot

Auteur : David Robson
Editeur : Fayard

L'intelligence est une bénédiction, à condition d'éviter ses pièges. Non seulement notre intelligence ne nous empêche pas de commettre des erreurs, mais les gens intelligents seraient encore plus vulnérables face à certaines formes de pensée idiote. David Robson nous donne les clés pour apprendre à penser de manière avisée.
L’intelligence est un don, à condition d’éviter ses pièges.

Nous commettons chaque jour des erreurs. Parfois inattendues, elles sont pourtant toutes prévisibles !
C’est qu’être intelligent et raisonner correctement n’est pas la même chose. La capacité de raisonnement abstrait peut se révéler contre-productive et accentuer les failles de notre logique, en nous rendant moins disposés à apprendre de nos erreurs ou encore à recevoir des conseils d’autrui. À tous les niveaux de la société, des fautes dues au piège de l’intelligence pénalisent les individus comme les grandes organisations.
Pourtant, les moyens sont simples de l’éviter, en cultivant les capacités cognitives et les styles de pensée essentiels au bon raisonnement. Cette sagesse empirique nous permet de profiter de tout le potentiel de la puissante machine qu’est notre esprit.
À l’aide de découvertes scientifiques surprenantes, d’expériences soigneusement conçues et d’exemples historiques passionnants, ce livre nous donne les clés pour se constituer une boîte à outils conceptuelle, se protéger contre la désinformation, stimuler sa mémoire et, ultimement, prendre de meilleures décisions.

David Robson est un journaliste scientifique britannique. Spécialisé dans la psychologie, les neurosciences et la médecine, il écrit des articles pour le New Scientist, The Guardian et The Atlantic, et intervient régulièrement à la BBC sur des questions scientifiques.

Traduit de l’anglais par Nathalie Ferron
23,00 €
Parution : Janvier 2020
368 pages
ISBN : 978-2-2137-0616-0
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Extrait

Être ou ne pas être… intelligent

Les enfants qui s’apprêtaient avec appréhension à passer le test de Lewis Terman ne pouvaient pas imaginer à quel point cette épreuve allait définitivement changer leur vie – et la face du monde. Et pourtant, chacun, à sa manière, deviendrait pour le meilleur et pour le pire ce que ses réponses feraient de lui ou d’elle, tandis que leurs trajectoires respectives allaient changer notre compréhension de l’esprit humain.
L’une des plus brillantes s’appelait Sara Ann, une enfant de 6 ans qui avait perdu une dent et portait des lunettes à verres épais. Après avoir griffonné ses réponses, elle rendit sa copie avec une boule de gomme entre les pages – en guise de petit cadeau pour le correcteur peut-être. Lorsque Terman lui demanda si c’était une « fée » qui l’avait déposée là, elle se mit à rire. « Il y a une petite fille qui m’en a donné deux, expliqua-t-elle gentiment, et comme je me remets tout juste d’une grippe, j’ai pensé que deux, ça ferait trop pour ma digestion. » Avec un QI de 192, elle se situait au sommet de l’échelle6.
À ses côtés dans la stratosphère intellectuelle, il y avait Beatrice, une fillette précoce qui avait commencé à marcher et à parler dès l’âge de sept mois. À 10 ans, elle avait lu 1 400 livres et ses poèmes témoignaient d’une telle maturité qu’un journal de San Francisco avait rapporté que « les étudiants d’un cours de littérature anglaise à Stanford se sont fait complètement avoir » au point de croire qu’ils étaient de Tennyson*2. Comme Sara Ann, elle avait un QI de 1927.
Il y avait aussi Shelley Smith, 8 ans, « une enfant charmante aimée de tous » dont le visage rayonnait de joie contenue8 et Jess Oppenheimer, « un garçonnet égocentrique et suffisant » qui avait du mal à communiquer avec autrui et n’avait aucun sens de l’humour9. Avec un QI avoisinant les 140, juste assez pour faire partie de la sélection de Terman mais bien au-dessus de la moyenne, ils étaient sans doute promis à un brillant avenir.
Jusqu’alors, le test de QI – invention assez récente à l’époque – avait essentiellement servi à identifier les personnes ayant des difficultés d’apprentissage. Mais Terman avait la ferme conviction que ces quelques caractéristiques abstraites et scolaires – comme la mémoire des faits, la richesse du vocabulaire et les capacités de raisonnement spatial – reflétaient une « intelligence générale » innée, au fondement de notre aptitude à penser. En grande partie inné et indépendant de tout contexte familial ou scolaire, ce caractère était à ses yeux le reflet de la puissance cérébrale brute qui déterminait notre disposition à apprendre, à comprendre des concepts complexes et à résoudre des problèmes.
« Le QI, c’est ce qui compte le plus chez une personne, disait-il à l’époque. Ce sont parmi les 25 % des personnes au QI le plus élevé et surtout parmi les 5 % que doivent se recruter celles qui feront avancer la science, l’art, le gouvernement, l’éducation et les intérêts de la société en général. »
En suivant leurs trajectoires au fil des décennies, Terman espérait que Sara Ann, Beatrice, Jess, Shelley et les autres « Termites » allaient confirmer sa théorie et ses prédictions concernant leur réussite scolaire et universitaire, leur carrière et leurs revenus, leur état de santé et leur bien-être. Il pensait même que le QI permettait de cerner les qualités morales des individus.
Les recherches de Terman ont institué l’utilisation de tests standardisés dans le monde entier. Et bien que de nombreuses écoles n’utilisent pas explicitement le test de Terman pour évaluer les enfants aujourd’hui, l’enseignement repose encore en grande partie sur le développement d’une gamme étroite de compétences représentées dans ces premiers tests.
Si nous voulons expliquer pourquoi les gens intelligents agissent stupidement, nous devons d’abord comprendre comment nous en sommes venus à définir l’intelligence de cette manière, quelles sont les capacités visées par cette définition et quels aspects fondamentaux de la pensée sont omis – des compétences pourtant essentielles, à la fois pour créer et pour résoudre des problèmes pragmatiques, qui ont été complètement laissées de côté dans notre système éducatif. Alors seulement nous pourrons commencer à déceler les origines du piège de l’intelligence et à réfléchir à des solutions pour lui échapper.
Nous verrons que nombre de ces points aveugles n’avaient pas échappé aux chercheurs contemporains de Terman à l’époque où ce dernier entreprit ses tests. Ils se manifestèrent avec plus d’acuité encore à travers les succès et les échecs de Béatrice, de Shelley, de Jess, de Sara Ann et des nombreux autres « Termites », dont les destins ont parfois pris un tour terriblement inattendu. Mais la notion de QI a tant et si bien résisté que nous commençons seulement à comprendre la signification et le rôle de ces points aveugles dans nos prises de décision.
La propre vie de Terman témoigne du fait qu’un intellect brillant peut échouer de façon catastrophique, par arrogance, par manque d’objectivité – et par amour.

Comme beaucoup de grandes (sinon folles) idées, cette vision de l’intelligence a germé durant l’enfance du scientifique.
Terman grandit dans une zone rurale de l’Indiana au début des années 1880. Dans l’unique pièce dépourvue de livres de la « petite école rouge » qu’il fréquente, cet enfant calme observe ses camarades en silence. Parmi ceux qui suscitent son mépris, il y a un albinos « arriéré » qui ne veut jouer qu’avec sa sœur et un « simple d’esprit » qui à 18 ans ne maîtrise toujours pas l’alphabet. Un autre camarade de jeu – « menteur très inventif » – allait devenir un infâme tueur en série selon Terman, qui ne révéla cependant jamais sa véritable identité.
Terman se sait différent des autres enfants, dépourvus de curiosité. Il a appris à lire avant d’arriver dans cette salle de classe sans livres et, avant la fin du premier trimestre, le professeur lui fait sauter deux classes. Sa supériorité intellectuelle lui est encore confirmée à l’occasion du passage d’un représentant de commerce à la ferme familiale. Devant cette maisonnée manifestement intéressée par la lecture, le représentant décide d’essayer de leur vendre un ouvrage sur la phrénologie. Afin de démontrer les théories qu’il contient, il s’assoit avec les enfants Terman autour du feu et se met à leur examiner le crâne. La forme du crâne, explique-t-il, peut révéler leurs vertus et leurs vices. Apparemment, il est particulièrement impressionné par les bosses et les saillies que ses doigts détectent sous les épaisses boucles rousses de Lewis et il fait la prédiction que le garçonnet accomplira « de grandes choses ».
« Je crois que cette prédiction a quelque peu renforcé ma confiance en moi-même et m’a poussé à poursuivre des objectifs plus ambitieux que ceux que je me serais peut-être fixés sans elle », commenta-t-il par la suite.
Quand il est recruté en 1910 par l’université de Stanford à un poste prestigieux, Terman sait depuis longtemps que la phrénologie est une pseudoscience et que les bosses qu’il a sur le crâne ne reflètent en rien ses capacités. Mais il persiste à croire que l’intelligence est une sorte de caractère inné qui détermine le cours de la vie, et voici qu’il découvre un nouvel instrument pour différencier les « simples d’esprit » des enfants « doués ».
L’objet de sa fascination est un test développé par Alfred Binet, célèbre psychologue du Paris de la fin du XIXe siècle. Dans la droite ligne du principe républicain d’égalité entre tous les citoyens, le gouvernement venait d’introduire l’enseignement obligatoire pour tous les enfants de 6 à 13 ans. Cependant, certains ne parvenaient pas à saisir leur chance, aussi le ministère de l’Instruction publique se trouvait-il face à un dilemme : fallait-il instruire les « imbéciles » séparément au sein de l’école ou bien les envoyer dans des asiles ? Avec le concours de Théodore Simon, Binet mit au point un test conçu pour aider les enseignants à mesurer les progrès de l’enfant afin d’adapter leur enseignement aux besoins de chacun.
Pour le lecteur moderne, certaines des questions de ce test peuvent paraître absurdes. Dans un test de vocabulaire, Binet présente aux enfants des dessins représentant des visages de femmes et leur demande de désigner « le plus joli ». Mais bon nombre des tâches proposées reflètent sans aucun doute des compétences de première importance qui se révéleraient essentielles pour leur réussite ultérieure. Pour évaluer la mémoire à court terme, Binet récitait par exemple une série de nombres ou de mots que l’enfant devait restituer dans le bon ordre. Une autre tâche, visant à évaluer leur agilité verbale, consistait à former une phrase à partir de trois mots imposés.

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