Dante : Les vies nouvelles

Auteur(s) : Giuliano Milani, Elisa Brilli
Editeur : Fayard
En deux mots...

Dans cette biographie tissée à quatre mains, Elisa Brilli et Giuliano Milani éclairent d'un jour nouveau le destin de l'une des plus grandes figures du Moyen Âge italien, démêlant le vrai du faux au gré d'une enquête où se font écho archives et oeuvre littéraire.

Elisa Brilli est professeure de littérature italienne médiévale à l’université de Toronto depuis 2015. Ses recherches portent sur Dante et l’histoire culturelle médiévale. Giuliano Milani est professeur d’histoire médiévale à l’université Gustave Eiffel. Il s’intéresse à l’histoire politique et institutionnelle des communes italiennes.

23,00 €
Parution : Février 2021
350 pages
ISBN : 978-2-2137-0940-6
Fiche consultée 35 fois

Présentation de l'éditeur

« Une enquête a été faite contre […] Dante Alighieri, du sestiere de Saint Pierre majeur […]  pour établir s'il a commis  des « barateries », des injustes extorsions et des gagnes illicites en argent ou en nature »
Cante Gabrielli da Gubbio, podestat de Florence, 27 janvier 1302.

« Je tiens pour un honneur l’exil qui m’est donné : car […] tomber avec les bons reste digne de louange. »
Dante Alighieri, Tre donne, vers 1302-1308.


Écrire une biographie de Dante est un défi auquel se sont confrontés nombre de chercheurs. Tandis que les archives se taisent le plus souvent sur la vie du Florentin ou sont d’interprétation délicate, son œuvre contient tant de passages personnels qu’elle pourrait aisément se lire comme une autobiographie. Mais naïve serait la démarche qui prendrait Dante pour un témoin fidèle de sa vie.
Dans une enquête conduite à quatre mains, où documents et œuvre littéraire se font écho, Elisa Brilli et Giuliano Milani renouent les fils de ce destin singulier. Celui d’un homme aux prises avec les bouleversements politiques de son temps, à la charnière des xiiie et xive siècles, et dont les expériences, horizons et réactions changent en fonction des contextes qu’il traverse (municipal, seigneurial, impérial, courtisan) ; celui d’un homme qui tenta à plusieurs reprises de façonner sa vie par l’écriture, inventant une forme de récit de soi, aux contenus toujours changeants, entre mémoire individuelle et universelle.
Là est sans doute la contribution essentielle de Dante à la culture occidentale.

Extrait

Avant-propos

Depuis quelques années, la vie de Dante (1265-1321) a fait l’objet d’un intérêt grandissant. Son portrait le plus ancien, peint en 1366 dans le palais florentin du Proconsolo (anciennement de l’Art des juges et notaires) et reproduit en couverture de ce livre, témoigne des enjeux de cette curiosité renouvelée : la difficulté à cerner les traits du visage, dont la peinture s’écaille, jusqu’à disparaître par endroits, contraste avec la conservation presque parfaite du livre que Dante tient dans ses mains. C’est là un symbole saisissant de l’obstacle auquel sont confrontés les biographes du poète florentin. Car pour qui veut retracer ce destin singulier, la source principale d’information est l’œuvre de Dante lui-même – la Commedia, tout d’abord, pas moins que les œuvres dites « mineures », de ses rimes à la Vita nova, du De vulgari eloquentia au Convivio, ou encore sa correspondance, la Monarchia, les Egloge et une Questio de philosophie naturelle –, tandis que les sources d’archives le concernant sont moins nombreuses et riches que pour beaucoup de Florentins de sa génération.
Les reconstructions biographiques proposées jusqu’à aujourd’hui ont fait le choix d’une approche que l’on pourrait qualifier de combinatoire1. Prenons un exemple. Pour répondre à une question essentielle concernant les premières années de son exil – quand et pourquoi Dante s’éloigne-t-il de ses compagnons bannis de Florence ? –, on a cherché à relier son témoignage personnel, trouvé tant dans les lettres qu’il rédige à chaud que dans des écrits d’une tout autre nature et complexité, avec d’autres sources, maigres traces dans les archives, chroniques de l’époque ou encore témoignages indirects offerts a posteriori par des commentateurs de sa Commedia et des biographies prémodernes. La méthode consiste alors à évaluer ces morceaux épars et parfois contradictoires, à éliminer les moins fiables et à faire concorder tant bien que mal ce qui reste. Subjective, elle conduit à des « vérités biographiques » fort variées, sinon contradictoires. Mais plus que les résultats obtenus pour combler les lacunes de notre connaissance, c’est le chemin pour y parvenir qui mérite d’être débattu. En procédant comme nous l’avons décrit, force est de mélanger les tesselles de différentes mosaïques qui, pour être parlantes, nécessitent d’être analysées séparément. Surtout, ces tentatives de restauration cachent une des vraies nouveautés historiques de Dante : l’élaboration, tout au long de sa vie, de plusieurs récits de soi.
Cette biographie tente le pari de séparer, dans l’analyse, les différentes sources pour les considérer chacune dans sa propre série et son contexte : les documents d’un côté et les œuvres dans lesquelles Dante trace le récit de sa vie de l’autre. Les sources à notre disposition, multiples, doivent être considérées pour ce qu’elles sont, iuxta propria principia, afin de pouvoir comprendre Dante en mettant en valeur les véritables spécificités de sa vie : les défis sociaux, politiques et culturels vécus par un Florentin de la fin du Moyen Âge, autant que la quête d’un auteur qui ne cesse de réécrire son parcours dans ses œuvres. Il s’agit là de deux histoires différentes mais enchevêtrées, dont la mise en dialogue, alternée, fait ressortir, par voie de comparaison et non plus de combinaison, les questions communes, les résonances et les liens profonds qui animent ces différentes facettes de la vie de Dante.
Comment faire un livre d’une pareille enquête ? Il est avant tout nécessaire de maintenir sans répit le dialogue entre histoire et récit de soi, en faisant directement résonner une archive et un extrait de l’œuvre de Dante pour ouvrir aux grands enjeux de chaque étape de ce parcours singulier ; en reprenant en contexte ce que nous disent les documents, puis ce que nous dit Dante au même moment à travers ce qu’il écrit. Émerge alors la possibilité d’une narration en quatre temps. Dans le Convivio (IV, XXIV), l’encyclopédie philosophique qu’il laisse inachevée, Dante affirme que chacun de nous traverse une adolescence (ou « accroissement de la vie », jusqu’à vingt-cinq ans), une jeunesse (ou l’« âge qui a pouvoir de porter aide », de vingt-cinq à quarante-cinq ans), une vieillesse (de quarante-cinq à soixante-dix ans) et la vieillesse extrême (ou « âge caduc », à partir de soixante-dix ans et jusqu’à la mort). Si Dante, mort à cinquante-six ans, n’atteindra jamais ce quatrième âge, sa jeunesse a été comme partagée en deux. Ses années vécues à Florence furent tout autres que celles passées en exil après son bannissement (1302), un vrai tournant à la fois dans sa vie et plus encore dans ses récits de soi.
Quatre âges, donc, qui représentent autant de chapitres de cette vie multiple : son adolescence (1265-ca1290), sa jeunesse florentine (ca1290-1302) et celle après le bannissement (1302- ca1310), ses dernières années (ca1310-1321). Pour encadrer ce parcours étaient nécessaires un prologue sur ses « ascendances » et un épilogue sur ses « postérités ». L’un retrace l’histoire de quatre générations d’un petit voisinage, celui qui entoure la maison des Alighieri à Florence, car c’est là que plonge ses racines une mémoire essentielle pour Dante. L’autre se penche sur une question essentielle pour nous : comment et pourquoi la vie individuelle de cet auteur est, plus que pour toute autre du Moyen Âge, si chère à la communauté de ses lecteurs ? Une communauté qui n’a cessé de grandir ; depuis ses fils elle s’étend jusqu’à nous, lecteurs et lectrices du XXIe siècle.
Ce livre peu traditionnel n’offre donc pas une reconstitution gommant toute lacune, ni la promesse de faire l’expérience vraie de ce que fut Dante. On y trouvera au contraire une restauration problématique dans laquelle les lacunes sont mises en valeur comme autant d’indices, au même titre que les autres évidences textuelles et contextuelles. S’il va falloir renoncer à quelques illusions, il y aura beaucoup à gagner. Car cette enquête croisée fait émerger l’originalité et la richesse de cet enchevêtrement entre vie et œuvres, là où expérience et récit de soi ne cessent de dialoguer, de s’influencer, pour restituer la dynamique profonde de cette vie, ou plutôt de ces « vies nouvelles ».

Informations sur le livre