Guerre et père

Auteur : Marianne Vic
Editeur : Fayard

Marianne Vic tente de reconstituer la vie de son père, qu’elle a peu et mal connu. A défaut d’avoir guidé sa fille dans l’existence, peut-être cet homme qui semble s’être toujours trouvé du mauvais côté de l’histoire a-t-il quelque chose à nous apprendre du vingtième siècle, de ses excès et de ses drames.
Que faire d’un père qui n’a fait que des mauvais choix ? Comment être la fille d’un de ces anti-héros que la mémoire collective rejette ou feint d’ignorer ?
Gabriel a traversé le XXe siècle en restant obstinément de son côté obscur. Né à Oran, dans une riche famille franco-allemande exilée en Algérie, vénérant un oncle officier de la Wehrmacht, hanté par un demi-frère qui avait rejoint la division Charlemagne, il assouvira finalement sa propre soif d'action et d'aventure en s'engageant dans l'OAS.
Mais tout cela, la narratrice ne le savait pas. Elle ne l’a découvert qu’au terme d’une enquête. Et l’enquête s’est transformée en fresque, brassant plusieurs décennies d’histoire et s’interrogeant inlassablement sur les efforts que font les hommes pour y trouver leur place.
Dans ce troisième ouvrage, Marianne Vic transgresse les légendes de l'histoire familiale autant que celles de la France. Ce roman est aussi un grand récit sur la liberté d'être soi, au-delà des héritages et des injonctions intimes ou sociales.

18,00 €
Parution : Janvier 2020
240 pages
ISBN : 978-2-2137-1289-5
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Extrait

Cela fait cinq ans que je ne l’ai plus vu. Souvent, on me demande : « Tu es fâchée avec ton père ? » Non, nous n’avons jamais été fâchés. Jamais ouvertement. Comment expliquer aux autres, qui ont des vies de famille à peu près normales, que nous n’avons simplement pas l’habitude de nous voir ? C’est un pli que l’on a pris dès mon enfance, j’avais sept ans. Parce qu’il paraît que l’on s’habitue à tout – à moins que l’on ne fasse semblant –, nous nous sommes accoutumés à nos absences respectives. Mon cadre familial n’était pas ordonné, mes parents étaient différents. Ce n’est que ça.
Ma mère est partie après mon sevrage, le couple ne s’entendait plus, ils se sont séparés. Les sept premières années de ma vie se sont écoulées auprès de mon père, dans le sud de la France. Les quarante années suivantes, nous n’avons été ensemble qu’une quinzaine de fois. Nous nous écrivions, nous parlions quelquefois au téléphone. Nous vivions sur des continents éloignés.
Entre ses quatre-vingt-cinq et ses quatre-vingt-dix ans, je n’ai pas vu Gabriel, mon père. Pourtant, à cette période, nous résidions à seulement 859 kilomètres de distance. Une heure d’avion à peine. C’est une tranche d’âge durant laquelle s’opèrent des modifications majeures. Si l’on ne visite pas fréquemment la personne, on a du mal à la reconnaître ensuite. En fin de vie, il se passe la même chose qu’au début. On rencontre un enfant à deux ans, on le revoit à sept : c’est un autre. Ce laps de temps, cinq années, a tout bouleversé. Physiquement et moralement.
Une impulsion ? Un pressentiment ? Le 1er septembre 2017, je prends un avion à Paris vers le sud de la France pour rendre visite à Gabriel, au bord de la Méditerranée. J’ai prévu deux heures, ça suffira ; nous entretenons ces relations-là.

Il sait que j’ai vu. Le choc est trop violent. Il aperçoit dans mon regard ce qu’il est devenu : un vieillard dont tout ce qu’il restait de chair semble avoir été chassé. Cet homme va mourir. Et compte tenu de la fréquence de nos rencontres, c’est la dernière fois que je le vois.
Comment te dire adieu ?
Car, « Sous aucun prétexte je ne veux avoir de réflexes malheureux ». Ce sont les paroles d’une chanson de Françoise Hardy, écrites par Serge Gainsbourg, en 1968. Il s’agit d’une rupture amoureuse. Là aussi, c’est une rupture. Une interruption. Un lien va s’interrompre pour cause de mort annoncée. Mais c’est aussi une rupture d’amour. Car ce qui me lie au père, comme pour la plupart des enfants, c’est une relation d’amour. Malheureux, heureux, déçu, peu importe, il s’agit d’amour. Une liaison dangereuse, reflet de nos pleins et de nos vides, des succès et des échecs que l’on impute à cet autre dont nous sommes nés. Une liaison qui peut devenir le lieu privilégié des règlements de comptes. Comme pour Platonov, quand il raconte, dans la pièce de Tchekhov, le dernier face-à-face qu’il eut avec son père mourant, déclaration de haine de la part du fils.
Là, dans l’instant, face à ce vieillard, j’essaie de bloquer mes émotions pour ne pas être submergée. Seul le dégoût s’immisce. La répulsion. Je n’ose pas le toucher, pourtant il faut que je l’embrasse.
C’est dégueulasse la vieillesse. Coetzee a parlé d’une disgrâce à son propos. Ce que je constate sur mon père ne relève pas de la simple perte d’une faveur que la vie nous aurait faite en nous concédant la jouissance de la jeunesse, cela procéderait plutôt d’une dévastation.
« Bonjour, papa. »
J’ai peur de son odeur mais il ne sent rien. À peine un parfum léger de lessive sur sa chemise blanche bien repassée. Jusqu’au bout il aura conservé ce goût pour les chemises taillées sur mesure à Savile Row, jamais portées avec un costume, toujours avec un pantalon de toile. Le col est élimé – il n’a plus les moyens –, ce n’est qu’un vestige de sa splendeur passée.
Sans réfléchir, je l’ai appelé papa. Une bonne quarantaine d’années que je n’avais prononcé ce mot. Quatre lettres qui ramènent à l’enfance, à quelque chose de lointain et qui, pour l’instant, doit demeurer à distance.
Ma, mama, maman : en principe, c’est le premier mot que le bébé prononce. La première syllabe de ma vie, ce fut « pa », puis papa. Si parfois il a été un papa, jamais il ne fut un père, selon l’acception communément admise des responsabilités que suppose ce rôle.
Pour m’accueillir, Gabriel s’est levé avec difficulté. Sans qu’il le dise, je comprends que la plupart du temps il doit rester allongé. « Mais tu es en pleine forme ! » Je m’en veux de prononcer ces paroles mensongères, c’est une habitude pour contrecarrer ceux qui vous lancent à la figure : « Tu as mauvaise mine, tu es fatiguée ? » Dès que je vois quelqu’un avec une mine de déterré, je le félicite d’avoir l’air en forme. Et ça marche, à chaque fois. Mais là, ça ne passe pas : « Arrête ! », dit-il. Je retrouve le ton péremptoire de celui qui n’a jamais reçu d’ordres depuis ses dix-sept ans, si tant est qu’il en ait reçu auparavant.
Je m’assois en face de Gabriel, pas à côté. C’est un ultime face-à-face, pas une conversation badine. On ne badine pas avec l’agonie. Quand quelqu’un semble prendre la mort ou l’amour à la légère, c’est la marque artificielle d’une distance avec ce qui nous percute de plein fouet.
Pas de pose donc. Mais de quoi allons-nous parler ? Quand un homme sait qu’il va mourir, que peut-il bien avoir envie d’entendre ? Et lui en particulier, Gabriel, qu’aimerait-il que je lui dise ? Je l’ignore. Il y a des êtres qui se connaissent si bien et s’aiment si fort que le silence peut leur suffire. Ce n’est pas notre cas.
Que voudrais-je que l’on me dise avant de mourir ? Je souhaiterais être rassurée à propos de ceux que j’aime. Qui aime-t-il ? Je ne sais pas.

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