On n'y échappe pas

Auteur(s) : Boris Vian, Oulipo
Editeur : Fayard

Décembre 1950. Frank Bolton, un jeune colonel de l’US Army, rentre de la guerre de Corée avec une main en moins. À peine sa famille et sa ville natale retrouvées, il s’aperçoit que, l’une après l’autre, toutes les filles qu’il a aimées tombent sous les coups d’un assassin. Avec Narcissus, son ami détective, il se lance sur sa piste dans une noirceur croissante.

Boris Vian imagina le déroulé de ce roman aux accents sullivanesques, en écrivit quatre chapitres et s’arrêta là. Pour les cent ans qu’il aurait eus, ses héritiers ont confié à l’OuLiPo la mission d’écrire la suite manquante. L’Ouvroir a répondu oui.
Un cadeau pareil, on n’y échappe pas.

J’ai un sujet de roman policier que j’écris pour Duhamel (série noire). C’est un sujet tellement bon que j’en suis moi-même étonné et légèrement admiratif.
Si je le loupe, je me suicide au rateloucoume et à la banane frite.
Boris Vian.

18,00 €
Parution : Janvier 2020
230 pages
ISBN : 978-2-2137-1332-8
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Extrait

… Ellen Brewster… Ellen Brewster… Ellen Brewster1…
Je m’éveillai en sursaut ; le train repartait avec un choc violent. L’arrêt s’était produit en douceur, sans doute, et n’avait pas troublé mon mauvais sommeil. Tandis que les dernières lumières de la gare s’évanouissaient dans la brume triste de l’automne, je mâchonnais vaguement à vide. J’avais un goût pâteux dans la bouche et la sensation me rappela mon réveil sur la table d’opération, deux mois plus tôt, en Corée. En fait, je n’avais guère besoin de cette sensation pour me rappeler cette opération. Je regardai ma main gauche. Un bel objet recouvert de cuir jaune. À l’intérieur, des ressorts et des leviers d’acier me permettaient de presque tout faire. Presque tout. Quel effet ça produirait-il sur l’épaule d’une fille ? Ça, le chirurgien ne s’en était pas préoccupé.
– Vous aurez une main puissante2, m’avait-il dit. Attention de ne pas trop serrer celle de vos amis3. Vous pourriez leur faire mal.
Vous avez déjà vu des cartouches de canon antichar ? Il y a une douille de métal. Je la déchirais comme un tube de papier à cigarettes, avec ma main gauche. Vraiment une très bonne main. Bien faite. Très solide. Je la regardai avec sympathie. Je commençais à m’y faire. Elle me paraissait presque humaine. À condition de ne pas la poser sur l’épaule d’une fille. Une fille. Quelle fille ?… Quelle était la fille dont le nom me trottait dans le crâne, au rythme des chocs des roues du train sur les rails ?… Une fille dont le nom chantait dans mon crâne comme celui d’une héroïne de chanson populaire… Ellen… Ellen Brewster…
Par Dieu, pourquoi pensais-je donc à cette fille ?
Je souris tout de même. Ce n’était pas un souvenir désagréable. C’était le souvenir de cinquante kilos de dynamite blonde, arrondie aux endroits les plus judicieux, taillée en forme de sirène jusqu’à la ceinture – au-dessous, c’était mieux ; les écailles, ça me défrise un peu personnellement. Les jambes d’Ellen…
Je sautai sur le numéro du Saturday Evening Post4 que je venais de laisser choir et je cherchai la première réclame de frigidaire. Il fallait ça pour me permettre de penser au reste… à ses yeux jaune d’or5, à ses dents – elle en avait deux fois plus que n’importe qui, sûrement, elles étaient si petites ; et puis je me rappelai les fougères rousses6 du sous-bois qui sentait le champignon et la mousse, et le soleil un peu distant, et la hutte construite par un chasseur consciencieux ; il y avait un lit de fougères sèches, dans la hutte.
Ellen Brewster… la première fille que… enfin… quoi… la première…
On était voisins. J’avais quel âge ?… Je comptai sur mes doigts. Quinze ans. Le même que le sien. À cette époque-là, j’étais un peu fragile. Pas très costaud.
Le train hurla au passage d’un pont de fer, et je sursautai tandis que le grondement des roues sur les rails s’amplifiait de la résonance des tôles. Je regardai ma montre. Dix minutes encore. Black River7 était de l’autre côté du fleuve du même nom, et nous venions de passer à Stone Bank, sur la rive ouest. J’avais bien fait de me réveiller. Bizarre que je me sois réveillé en pensant à elle.
On s’était rencontrés à la soirée d’anniversaire de Lucile Maynard. Tout ça me revenait. Je portais mon premier smoking ; celui de mon père. Il aurait eu les moyens de m’en payer un neuf… c’est peut-être ça l’explication de ses moyens : ne pas dépenser inconsidérément ses revenus. Au reste, ma mère rétablissait la balance. Il me serrait, ce smoking. Je me revois encore. Et ce sacré nœud qui se mettait obstinément en biais, et ces cheveux bouclés, mon désespoir, qui faisaient obstinément craquer leur carapace de fixatif… Je revoyais le living-room de Lucile, avec la netteté irréelle du rêve… le tapis roulé, la pièce acquérait une dimension troublante ; on avait enlevé presque tous les meubles ; il restait le gros pick-up8 automatique, le divan, des chaises disparates le long du mur, des lumières, plein de lumières ; toutes les filles avec qui on s’était promenés, baignés, baladés, qui paraissaient plus nues qu’en maillot de bain dans leurs robes de style timidement décolletées…
– Frank, dansez avec moi.
Ellen me regardait. Elle était tellement jolie avec toute cette mousseline jaune, de la couleur de ses yeux. C’est ce soir-là qu’on a filé ensemble à cinq heures du matin, dans la voiture de ses parents. Et on s’est retrouvés dans la hutte, sur les fougères. Elle pleurait et elle riait en même temps. Moi, j’étais honteux, assez fier, et un peu protecteur, et j’aurais voulu me coucher parce que le lendemain, c’était le match contre l’équipe de Johnny Long et je jouais demi d’ouverture9. Mais Ellen était si jolie que je l’embrassais, et j’avais mal de la voir pleurer.
Le train pressait l’allure, et je souris. J’avais encore plein de tendresse en pensant à Ellen. Et j’étais heureux d’avoir pensé à Ellen. J’étais plus heureux que le plus heureux des G.I. démobilisés, avec ou sans Purple Heart*1 ; parce que pour la première fois, je venais de cesser de penser aux cinq Chinois grillés au lance-flammes qui me faisaient m’éveiller en sueur, nuit après nuit, et dont l’image me harcelait d’heure en heure depuis deux mois que l’on m’avait ramassé sous le tas de débris informes qui constituait le résidu de l’abri dans lequel nous avions tenu trente heures en attendant l’ordre de repli10.
Mais ce train-là roulait en Amérique… et j’arrivais à Black River – et je venais de penser à Ellen Brewster, la tendre Ellen, la compagne de mon premier plaisir d’homme… où était-elle maintenant, Ellen ? Et reconnaîtrait-elle Frank Bolton dans ce type vieilli avant l’âge, ce type de trente-cinq ans qui en paraissait dix de plus avec ses cheveux gris et les rides de ses yeux. J’avais connu bien d’autres femmes, depuis, d’autres femmes aussi belles, aussi attirantes – et combien plus expertes.
Mais tandis que les freins commençaient à gémir pour arrêter les neuf cents tonnes d’acier et de chair lancés à quatre-vingts miles à l’heure, je souriais parce que c’était bon signe. Je repartais à zéro. Une chance, que j’aie pensé à Ellen. La mémoire vous joue de ces tours… J’étais heureux que son visage m’ait accueilli le premier à mon retour au bercail. Bon présage.
Lentement, le convoi s’immobilisa. La station était vaguement hostile, froidement éclairée de mercure11. Un brouhaha s’éleva à la descente. Je tendis mon billet. Un crieur de journaux clamait des titres à sensation. Ma cervelle se mit à bourdonner.
– Excusez-moi.
L’homme me regarda, étonné, et voyant mon uniforme et la décoration, eut un geste de compréhension.
– Fatigué du voyage ?
Je ne répondis pas. J’étais glacé, de peine et d’horreur. Le crieur répétait inlassablement :
– Ellen Brewster, épouse divorcée d’un riche banquier de Black River, assassinée… Édition spéciale… Ellen Brewster, épouse divorcée d’un riche banquier de Black River… assassinée…
Ma mémoire, oui. Ma mémoire… ou le crieur de Stone Bank, où j’étais arrivé endormi ?

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