Personne ne me croira

Auteur : Félix Spitz
Editeur : Fayard
En deux mots...

« C’est la guerre. J’ai 12 ans et je suis orphelin. J’entre dans le ghetto de Cracovie. Je dois survivre. »

17,00 €
Parution : Janvier 2020
160 pages
ISBN : 978-2-2137-1656-5
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Présentation de l'éditeur

« Je suis un homme de 91 ans, mais mon récit est celui d’un petit garçon. J’avais 5 ans lorsque Hitler est arrivé au pouvoir, 17 quand la guerre s’est terminée. »

C’est l’histoire de cette guerre vue à travers les yeux d’un enfant né en Allemagne, dans une famille juive, que Félix Spitz nous raconte ici. Expulsé avec les siens en Pologne, orphelin dès 1942, Félix va devoir apprendre à survivre seul. Du ghetto de Cracovie aux camps de Plaszow, Mauthausen et Melk, il emploie les ruses et joue du culot que seul un enfant peut imaginer.

Pendant soixante-quinze ans, Félix Spitz s’en est remis au silence, incapable de poser des mots sur son expérience. Aujourd’hui, il choisit de nous livrer son témoignage, celui d’une course poursuite inconsciente contre la mort.

Sans pathos, sans apitoiement, Félix Spitz plonge dans ses souvenirs.

Extrait

Je suis né en 1928, à Chemnitz, la troisième ville de Saxe, une ville industrielle qui compte environ 370 000 habitants. Mes parents sont des bourgeois de province, fabricants, grossistes et détaillants de bonneterie. Ils possèdent plusieurs boutiques dans de petites villes du pays de Saxe et un magasin plus important à Ratisbonne, en Bavière. Mon père, Benno, est venu de Pologne en Allemagne au lendemain de la guerre de 1914, et ma mère, Dora, est née à Chemnitz dans la maison où j’ai moi-même vu le jour. La particularité de notre ville ? Elle fut le théâtre de l’invention, dans les années 1920, des premiers bas de soie fins pour dames. Mes parents s’amusent souvent d’une anecdote : le consortium de fabricants de bas de soie a décidé d’offrir quelques douzaines de paires de bas à la reine d’Espagne, la femme d’Alphonse XIII, ce qui a pour conséquence la visite de l’ambassadeur d’Espagne auprès du ministre des Affaires étrangères allemand, venu stigmatiser le mauvais goût de ces fabricants qui ont osé insinuer que Sa Majesté très catholique avait des jambes !

En 1933, tandis qu’Hitler s’empare du pouvoir, je fais mon entrée à l’école communale. Mon enfance se déroule dans la plus parfaite insouciance. La Heinrich Beck Schule est réservée aux garçons. Le cérémonial veut que, le premier jour d’école, tous les élèves soient accompagnés de leur famille et reçoivent une Schultüte : il s’agit d’un cornet de plus d’un mètre de haut, presque de ma taille, garni de friandises, fermé à son extrémité supérieure par des fanfreluches – une consolation pour compenser les débuts de notre scolarité. Cet énorme cône est rempli à mi-hauteur d’un ballon, sinon il serait trop lourd et nous ne pourrions le porter.

Depuis 1876, Chemnitz compte une communauté juive relativement florissante qui, en 1933, représente plus ou moins 3 000 âmes, soit environ 1 % de la population. La ville possède une superbe synagogue, construite entre 1897 et 1899 et qui donne sur une grande place, la Stephansplatz. Elle est située au milieu d’un parc, et même si être juif ne signifie pas grand-chose pour un enfant de mon âge, j’aime la regarder.

Je ne peux évidemment pas m’en rendre compte, mais des exactions commencent à avoir lieu contre les Juifs. Mon père étant de nationalité polonaise, il est protégé grâce à son passeport étranger et ne court pas le risque d’être arrêté comme Juif allemand et, éventuellement, emprisonné.

À l’école, mon professeur principal s’appelle Wüstner. Il n’a que cinquante ans, mais il me paraît bien vieux. Il a été l’enseignant de ma mère dans l’école de jeunes filles où il travaillait auparavant. C’est un homme colérique, qui a l’habitude, lorsqu’il s’emporte contre les élèves, de hurler dans la classe une citation de Schiller dans Jeanne d’Arc : « Gegen Dumheit kämpfen Götter selbst vergebens » autrement dit : « Contre la stupidité, même les dieux mènent un vain combat. » M. Wüstner m’apprécie, et, dès qu’il pose une question, il ne manque pas de m’interroger : « Et toi, qu’est-ce que tu en penses ? » La plupart du temps, je sais répondre. Lorsque l’on aborde les religions et tant que la question concerne l’Ancien Testament, je suis incollable. Je le dois à mon heure hebdomadaire d’enseignement religieux à la Maison communautaire où j’apprends aussi l’hébreu.

Comment se déroule l’enseignement ? Selon les jours, il y a cours de 8 h ou 9 h du matin jusqu’à 11 h ou midi, et pas d’école l’après-midi. Après la classe, on rentre à la maison, on bâcle les devoirs et on se précipite au stade. Lorsque la température dépasse 30° ou est inférieure à – 20°, il n’y a pas classe.

Il existe plusieurs associations de jeunesse, en particulier trois associations juives qui se distinguent d’une étrange façon. L’une, qui a pour nom Schild (« enseigne »), regroupe des jeunes gens qui se disent allemands de souche. Une autre, qui s’appelle Misrahi, est composée plutôt de religieux. La troisième, Maccabi Hatzaïr (« jeune Maccabi »), est libérale ; j’en fais partie, dans un groupement de scouts.

Ce que je comprends des choses qui vont advenir ? Pas grand-chose. Je saisis instinctivement une part de la réalité, mais d’une façon qui dépasse mes connaissances et mon entendement. Les premiers épisodes que je remarque se déroulent à l’école. Notre livre de lecture contient le poème mondialement connu La Lorelei. Heinrich Heine, étant d’origine juive, c’est avec la mention « auteur inconnu » que nous le découvrons. Des petits faits mesquins commencent à avoir lieu. Le contexte y est propice : une trentaine d’écoliers, issus de familles endoctrinées et qui veulent mettre la pagaille. Quand le professeur pose une question et que personne ne sait répondre, certains élèves disent sur un ton moqueur : « Vous n’avez qu’à demander à votre cher Félix ! »

Un jour, éclate un grand scandale à l’école : j’aurais traité un camarade de classe de « deutsches Schwein » autrement dit, de « cochon d’Allemand ». Évidemment, l’affaire suscite un grand émoi. Dans le contexte, les conséquences pourraient être dramatiques. Mon père se présente à l’école pour essayer de mettre les choses au clair et d’endiguer la crise. Les professeurs interrogent les élèves : l’ai-je dit, ne l’ai-je pas dit ? Après beaucoup de tergiversations, la balance penche en ma faveur. Je n’ai rien dit de tel. C’est simplement une cabale montée contre moi. Les choses en restent là.

En 1936, l’Opéra de Chemnitz donne une représentation d’une pièce destinée aux enfants, La Belle au bois dormant. J’y vais avec maman pour prendre des billets. En chemin, je rencontre un camarade d’école nommé Brauer, il est avec son père et nous précède. Quand nous arrivons devant la caisse, la vendeuse, très gênée, dit à ma mère :
– Je suis absolument désolée, mais je ne peux pas vous vendre de billets.
– Et pourquoi donc ?
– Parce qu’on vient de me signaler que vous êtes juive.
Ma première grande humiliation vient d’avoir lieu et me laisse pressentir, encore confusément, le poids terrible qui pèse sur la communauté juive.

En 1937, la situation s’aggrave.
Mon père part pour Paris à l’occasion de l’Exposition universelle. En réalité, il veut nous faire quitter l’Allemagne et pose des jalons pour un départ prochain, mais on ne liquide pas une usine et plusieurs magasins de détail en un clin d’œil. La décision de partir est néanmoins prise.

Puis, il est interdit aux enfants juifs de fréquenter l’école. Une école juive, mixte, est créée de toutes pièces par l’État ; elle existera pendant presque deux ans. J’y ai un excellent ami, dont le père, M. Spira, est teinturier. Il possède une énorme teinturerie, qui déverse ses déchets dans un fleuve portant le même nom que la ville. Ce garçon vit dans un hôtel particulier, dans un quartier résidentiel. Fait frappant et extraordinaire, la demeure comporte une pièce relativement grande, consacrée à une seule et unique chose : un réseau de chemins de fer miniature. La merveille des merveilles ! L’école juive est très excentrée et un chauffeur en livrée s’arrête devant ma maison pour me faire monter et nous emmener tous les deux à l’école. Cette famille, de nationalité allemande, va émigrer en Angleterre et survivre.

Petit à petit, les Juifs sont mis à l’écart. Une piscine sportive est construite, considérée comme l’une des plus belles d’Europe. Je ne la verrai jamais de l’intérieur. Dans beaucoup de lieux publics, il est écrit, non pas « Interdit aux Juifs », mais « Juifs non souhaités ». Si quelqu’un passe outre, on refuse tout simplement de le servir. Mais le comble, c’est le Café Efreuna, un grand établissement ouvert l’après-midi où joue un orchestre de quinze musiciens, et où l’on peut danser. Désormais, il affiche à l’entrée : « Chiens et Juifs non souhaités ».

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