Notre dernière sauvagerie

Auteur : Eloïse Lièvre
Editeur : Fayard

La lecture est bien moins une façon de se retrancher du monde qu’une façon de l’affronter, bien moins l’activité civilisée et policée qu’on veut y voir que l’expression d’une forme de sauvagerie. Ce récit, où se mêlent un chaos intime au chaos du monde que traversent œuvres et lecteurs, en est la preuve.
Pendant trois ans, j’ai pris en photo les gens qui lisent dans le métro, parce que j’avais besoin d’un projet et d’un geste fort dans ma vie pour affronter une situation personnelle banale mais difficile, ma séparation d’avec le père de mes enfants, et une situation collective de violence sociale.
Ce texte est le récit de cette « aventure », à la fois petite sociologie impromptue de la lecture en milieux urbains et souterrains, histoire intime d’une femme qui (re)découvre la liberté et, au confluent des deux, réflexion sur la place du livre dans nos vies, hymne à cet objet magique dont j’ai voulu montrer le caractère politique.

19,00 €
Parution : Août 2020
320 pages
ISBN : 978-2-2137-1698-5
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Extrait

Le 12 décembre 2014, j’ai commencé à prendre des photographies des gens qui lisent dans le métro.
Je sais pourquoi.

Au début, je voulais, sans même qu’il le sache, donner tort à quelqu’un. Il pensait, entre autres catastrophes annoncées, que les gens ne lisaient plus. Je voulais accumuler des preuves contre cette conviction pessimiste qui veut que le livre soit menacé d’extinction, espèce parmi les espèces.
Ce quelqu’un était l’homme avec lequel je vivais encore, mon mari, que je n’identifierais bientôt plus que par la périphrase de l’inaliénable, le père de mes enfants. J’allais mal. Nous allions mal. Nous allait mal. Plus rien ne semblait avoir de sens. La phrase est figée, le constat blanc, protocolaire, mat. Elle énonce ce qui tient encore lorsque tout le reste vacille et finit par céder. Plus rien ne semblait avoir de sens que le délitement de ce qui avait duré, ce qui s’était construit, au bout du compte bancal, entre les étais de nos volontés. Nous avions été présomptueux comme tout le monde. Nous nous étions sentis protégés par nos ardeurs de conquête, la rapacité jeune, et notre certitude d’être différents, comme tout le monde, de savoir échapper à l’usure. On croit bien faire, mais c’est toujours comme ça, il faudrait prévoir qu’on ne peut jamais prévoir.
Nous nous séparions.
Ce n’était pas une décision qui aurait été prise, c’était un long mouvement de détachement. Nous nous séparions, nous commencions tout juste à nous séparer, nous n’en finissions plus de nous séparer.
Une rupture. C’est toujours soi, à l’intérieur de soi, que ça rompt.
Je voulais aussi, en prenant dans mes trajets quotidiens des photographies des gens qui lisent, trouver dans mon existence quelque chose pour tenir. Je me demandais : à présent, comment vivre ? Je me demandais : où trouver le sens ? J’étais un cerveau à ciel ouvert. Je pensais que l’action nous manquait. Non pas à nous seulement, ce nous-couple à présent découplé, mais à nous tous, dont les vies extérieures ressemblent à des colliers de perles. Ce n’était pas que l’action avait disparu, mais elle s’était absentée dans sa forme visible, dans sa forme pleine et digne. Elle avait mué, troqué son enveloppe ample contre une autre plus petite, comme dans une croissance à rebours, envers exact de l’expansion des garde-robes d’enfants. Plus de décisions, plus de seuils, plus de franchissements grandioses, plus d’épique, plus d’élan plus loin que les vacances prochaines, la seule évasion qu’il nous restait, régulière, organisée, solennelle. Et jusque-là, le lent surplace des semaines. L’action ne s’inscrivait plus que dans des périmètres gardés, le confort d’un appartement, la familiarité d’un bureau, périmètres lacés des servitudes continuelles, douces quand bien même, puisque c’est commode les limites, les étroitesses, rassurant, le pré carré gestionnaire, administratif, intendant, changement d’échelle, changement à grande échelle, réduction, retranchement. L’action s’était abrégée en actes, puis en gestes, et de ces gestes, ce serait la répétition, cette répétition dont les corps en fatigue sont tous frères, qui tiendrait lieu de seule grandeur.
La vie, quel est son diminutif ?
Ce n’est pas grave, ce n’est pas moins un héroïsme, mais celui des minuties.
Se marier, des enfants, et puis ? Quinze ans de vie commune. Commune.
Je me demandais : comment vivre ? Comment ne pas disparaître ? Comment ne pas fondre car je me sentais cire ? Comment agir ? Comment agir dans l’écoulement, la fonte même, dans le serti des jours, le carcan coutumier (et ce n’est pas que la plupart du temps il ne soit pas gai) ? Comment agir dans la joie tranquille et blême des gestes décuplés ?
Je pensais à ce fragment de phrase prélevé comme un os surnuméraire dans un corps fonctionnel, une épine dans la pulpe, à ma lecture de Wuthering Heights, mon nouveau mantra de séparée : « une mélancolie plus douce que la joie ordinaire ».

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