Le plus noir des crimes

Auteur : P. D. James
Editeur : Fayard

« Je n'étais pas particulièrement pressé de le tuer. Ce qui m'importait, c'était que ce soit fait sans que je puisse en rien être soupçonné, et si possible, que ce soit réussi du premier coup. ».
La vengeance est un plat qui se mange froid.
Plongez avec délectation dans l'esprit torturé d'un homme qui a attendu des décennies avant de faire payer, avec calme et calcul, celui qui l'a autrefois malmené.
Avec l'élégance et le célèbre understatement britanniques qu'on lui connaît depuis toujours, P. D. James nous offre dans ce recueil posthume une nouvelle à vous glacer le sang, de par sa simplicité et la limite floue entre culpabilité et innocence - ainsi qu'un essai sur notre passion inavouée pour les enquêtes, le crime et les affres de l'âme humaine. Comme à son habitude, celle que l'on appelait « la nouvelle reine du crime » jette une lumière crue sur le monde qu'elle décrit et sur les sentiments les plus anodins qui prennent l'ampleur de passions destructrices.

Le plus noir des crimes est publié en hommage à Phyllis Dorothy James qui aurait fêté en 2020 son 100ème anniversaire.

11,90 €
Parution : Novembre 2020
72 pages
ISBN : 978-2-2137-1751-7
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Extrait

Lorsque vous lirez ces mots, je serai mort. Depuis combien de temps, ça je ne peux pas le dire. Je vais déposer ce document dans la chambre forte de ma banque avec pour instruction de l’expédier le premier jour ouvrable après mon enterrement au journal qui aura le plus gros tirage à ce moment-là. Je n’ai qu’un seul regret : je ne serai plus présent pour savourer ce triomphe rétrospectif. Mais c’est sans importance. Je le savoure chaque jour de ma vie. J’aurai accompli ce que je m’étais juré de faire à l’âge de douze ans, et le monde en sera informé. Cela ne passera pas inaperçu, croyez le bien.
Je peux vous dire exactement à quelle date j’ai décidé de tuer Keith Manston-Green. Nous étions tous les deux élèves à l’internat St Chad’s, à la limite du Surrey. Lui était le fils unique d’un riche homme d’affaires, propriétaire d’une chaîne de garages, mes origines à moi étaient beaucoup plus modestes, et je n’aurais jamais atterri à St Chad’s si je n’avais bénéficié d’une bourse qui portait le nom de celui qui l’avait fondée. Les six années que j’y passais, de onze à dix-sept ans, furent des années d’enfer. Keith Manston-Green était la terreur de l’école, et sa victime toute désignée, c’était moi : un boursier timide, pas très grand, affublé de lunettes, qui ne parlait jamais de ses parents, ne recevait pas de visites aux petites vacances, portait un uniforme de toute évidence acheté d’occasion, le plus faible de la portée, celui qui sera immanquablement écrasé. Pendant six ans, chaque matin de l’année scolaire, je me suis réveillé la peur au ventre. Les professeurs, du moins certains d’entre eux, devaient avoir compris ce qui se passait, mais ils me donnaient l’impression de faire partie du complot. Et Manston-Green était malin. Il n’y avait jamais de bleus trop voyants, les souffrances qu’il m’infligeait étaient beaucoup plus subtiles.
Sa malice prenait aussi d’autres formes. Il lui arrivait de m’admettre dans son cercle de lèche-bottes, il me donnait des sucreries, partageait ses provisions, me défendait quand d’autres garçons s’en prenaient à moi, me laissant espérer que tout allait changer. Mais rien ne changeait jamais. Inutile de rapporter en détails la liste de ses inventions. Il suffit de savoir que le soir du 15 février 1932 à 18 heures, je me fis un serment solennel : un jour, je tuerai Keith Manston-Green. C’est ce serment qui me permit de supporter les cinq années de tourments qui suivirent, et j’y restai fidèle par la suite, sans que ma résolution ne fléchisse jamais. Tuer Manston-Green, une idée fixe pendant toute ma vie, cela peut vous sembler étrange, à vous qui lirez ces lignes après ma mort. On finit quand même par oublier la cruauté de l’enfance, vous direz-vous, ou du moins, elle vous sort de l’esprit. Mais pas cette cruauté-là, et pas de mon esprit. En détruisant mon enfance, Manston-Green a fait de moi ce que je suis devenu. Je savais aussi que si j’oubliais ce serment enfantin, au moment de mourir, je serais submergé par l’amertume, les regrets et l’humiliation. Je n’étais pas pressé, mais je devais le faire.
Mon père avait hérité de l’entreprise familiale, située à la limite des quartiers est de Londres1. Il était serrurier et m’apprit son métier. Le magasin fut bombardé pendant la guerre, et mes deux parents y laissèrent la vie : l’argent du gouvernement compensa cette perte. La maison et le magasin furent rebâtis, et je repris les affaires. Le magasin ne fut pas la seule chose dont j’héritais de cet homme secret, obsessionnel et malheureux. Je repris aussi le petit boulot qu’il avait à côté.
Pendant toutes ces années, je restais sur la piste de Keith Manston-Green. J’aurais pu, bien sûr, recevoir de ses nouvelles régulièrement en m’inscrivant sur la liste des abonnés au magazine annuel de l’Association des anciens de l’école St Chad’s, mais cela ne me semblait pas une bonne idée. Je voulais que St Chad’s oublie que j’avais jamais existé. Je m’en remis à mes propres recherches. Ce ne fut pas difficile. Manston-Green, comme moi, avait hérité de l’affaire familiale, et tandis que je traversais le Surrey au volant de ma voiture, je prenais note de chaque garage à son nom devant lequel je passais. Il ne me fut pas difficile non plus de découvrir où il habitait. Pendant qu’on faisait le plein de ma Morris Minor, je demandais à l’occasion :
« Il y a pas mal de garages Manston-Green dans le coin. C’est une entreprise privée, on dirait ? »

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