L'Heure blanche

Auteur : Catherine Faye
Editeur : Fayard

Une exploration éblouissante de ces chemins qui mènent à soi et vers l’autre

À trente ans, Blanche vit à l’écart du reste du monde. Pour barrer la voie aux souvenirs, elle s’ancre aux beautés de la nature, sillonne la montagne Sainte-Victoire, qu’elle photographie sans relâche. Soudain, son passé remonte à la surface. Dans sa boîte à lettres, des cartes postales anonymes en provenance du Chili, où elle a grandi. Sur son téléphone, des SMS de sa gouvernante, Mademoiselle, perdue de vue depuis vingt ans. L’apparition enfin, au Petit Café, d’un jeune homme singulier, Marcel, poète-magicien né dans un pays lointain.
Du jour au lendemain, sa carapace se fissure. Comme en écho à sa métamorphose, partout sur la planète, les volcans s’éveillent. Vers une renaissance prodigieuse.

18,00 €
Parution : Mars 2021
240 pages
ISBN : 978-2-2137-2058-6
Fiche consultée 71 fois

Extrait

Un Nikkormat. C’est tout ce qui lui reste d’elle. La dragonne de l’appareil photo enroulée autour du poignet, elle détache la partie inférieure de l’étui en cuir, libère l’objectif, un grand-angle, effleure le bouchon, rugueux. De la main gauche, elle rapproche le boîtier de son visage. Se fige. Tapie derrière le viseur, Blanche ausculte le monde. Cachée, elle existe. « Going Home » sur les ondes, mélancolie islandaise, lancinante. Elle ouvre les battants de la fenêtre, une vibration continue la tire de sa rêverie. Sur son téléphone, un message. À quoi bon regarder, elle n’a plus de contact avec personne. Depuis longtemps. Le ciel tire sur le vert, l’air est doux. Dans la gouttière, un crave à bec rouge, plumage noir, reflets cyan, s’asperge d’eau croupie. S’ébroue. Avec la chaleur, le zinc se dilate, craque. Elle règle la focale, l’oiseau lève la tête, lance un cri étrange, se sauve. Sur l’appui de la fenêtre, quelques gouttes, sur son bras aussi. Odeur de sous-bois.
Le bulletin d’informations tire à sa fin. « Éruption en vue dans l’archipel des Tonga, de nombreuses zones du globe actuellement touchées par une activité sismo-volcanique anormale. » Depuis plusieurs jours, un branle-bas tellurique agite le monde. Comme si les volcans se ranimaient. Blanche a toujours eu le sentiment que la vie ne tenait qu’à un fil. Elle coupe le son. Sortir, c’est ce qu’il lui faut. Retrouver le vivant, se laisser attraper par la roche et le vent, gravir les pentes, sillonner la montagne.
Il est quinze heures, encore trois belles heures de lumière déclinante. Elle enroule sa longue écharpe orange autour de son cou, replonge l’appareil photo laqué noir dans sa sacoche, empoigne son casque. Son téléphone vibre à nouveau. Agacée, elle le glisse sous un catalogue dans la bibliothèque. Au moment de claquer la porte, un courant d’air fait basculer une statuette en marbre. Tête la première, la laideronne à deux faces tombe sur le parquet, se brise au niveau des hanches. Blanche ramasse à la hâte le buste et les jambes, tente de les ajuster, hausse les épaules. À l’autre extrémité du meuble, enroulé sur lui-même, son fétiche se détache dans la pénombre. Une ammonite dénichée entre deux rochers, du côté du barrage de Bimont. Depuis, le céphalopode fossile veille sur elle.
Plus de temps à perdre. Elle descend quatre à quatre les marches. Deux étages plus bas, c’est le hall poisseux, humide, les boîtes aux lettres déprimées, la porte d’entrée qui ne ferme pas. Un type défoncé est assis au pied de l’escalier, elle l’enjambe, manque de tomber. La voisine du premier a dû faire demi-tour, son gros bébé dans les bras. La poussette est toujours là, calée sous la rampe.
Elle ouvre sa boîte aux lettres, un fatras de prospectus. Au milieu des dépliants, une enveloppe. Papier vélin blanc, pourtour décoré d’un liseré de chevrons bleus et rouges, elle a été acheminée par voie aérienne et n’a rien d’un courrier administratif. Son adresse a été écrite à l’encre bleue. En lettres déliées. Comme son nom, Blanche de Varengéville. Aucune indication sur l’envers. Impassible, Blanche la plonge maladroitement entre son Nikkormat anguleux et la toile de son grand sac. Pas question de se laisser distraire. Cela fait si longtemps qu’elle vit coupée du monde. D’elle-même.

Informations sur le livre