Le Plan infini

Auteur : Isabel Allende
Editeur : Fayard

Quittant le monde sud-américain qui lui est familier, la romancière de La Maison aux esprits nous entraîne en Californie, sur les pas de deux familles d'errants : celle du prédicateur Reeves qui parcourt l'Ouest à bord d'un vétuste camion, prêchant la recherche du "plan infini" qui justifie nos existences ; et celle des Morales, immigrés mexicains d'un quartier de Los Angeles hanté par la violence.

Avec beaucoup d'habileté, Isabel Allende croise et décroise les fils de ces différentes trajectoires qui tissent la toile d'une fresque contemporaine, d'où se détachent les mythes et les drames de notre XXe siècle finissant: l'explosion urbaine, la marginalisation et l'exclusion de groupes sociaux, le développement du mouvement hippie et du "Flower Power", la guerre du Vietnam, l'avènement du féminisme et la libération des mœurs, la course à l'argent des classes moyennes.

Traduit de l’espagnol (Chili) par Claude Fell
23,00 €
Parution : 19 Novembre 2025
456 pages
ISBN : 978-2-2137-2140-8
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Extrait

Ils parcouraient les routes de l’Ouest sans hâte et sans but précis, changeant de direction en fonction d’un caprice passager, du signe prémonitoire contenu dans un vol d’oiseaux, de la fascination d’un nom inconnu. Les Reeves interrompaient leurs pérégrinations erratiques là où la fatigue les surprenait ou bien là où ils trouvaient quelqu’un disposé à acheter leurs denrées immatérielles. Ils vendaient de l’espoir. Ils parcoururent ainsi le désert dans tous les sens, franchirent les montagnes et un beau matin virent naître le jour sur une plage du Pacifique. Environ quarante ans plus tard, au cours d’une longue confession où il passa en revue son existence et où il fit le bilan de ses échecs et de ses succès, Gregory Reeves me décrivit son souvenir le plus ancien : un enfant de quatre ans, lui-même, en train d’uriner sur une colline à la tombée du soir, face à un horizon teinté de rouge et d’ambre par les derniers rayons du soleil, avec, dans son dos, les crêtes des hauteurs et, plus bas, une vaste plaine où son regard se perd. Le liquide chaud s’écoule comme un peu de la substance de son corps et de son âme, et chaque goutte, en pénétrant dans le sol, marque la terre de son empreinte. Il fait durer le plaisir, il joue avec le jet, traçant un cercle couleur topaze dans la poussière, il s’imprègne de la paix du soir, il vibre à l’immensité du monde avec un sentiment d’euphorie, car il fait partie de ce paysage lumineux et pétri de merveilles, de cette incommensurable géographie prête à être explorée. Tout près de là, sa famille l’attend. Tout va bien, pour la première fois il se sent heureux : c’est un moment qu’il n’oubliera jamais. Au cours de son existence, Gregory Reeves a éprouvé à plusieurs reprises cet éblouissement face aux imprévus du monde, cette sensation d’appartenir à un endroit magnifique où tout est possible et où chaque chose, de la plus sublime à la plus horrible, a sa raison d’être, où rien n’arrive par hasard, où rien n’est inutile, comme le prêchait son père à tue-tête, brûlant de ferveur messianique, avec son serpent enroulé à ses pieds. Et chaque fois qu’il ressentait ce déclic de compréhension, il se rappelait ce coucher de soleil sur la colline. Son enfance fut une trop longue période de confusions et de pénombres, excepté lors de ces années passées à voyager avec sa famille. Son père, Charles Reeves, régentait avec des règles claires et sévères la petite tribu où chacun accomplissait sa tâche, mêlant récompenses et punitions, cause et effet, appliquant une discipline fondée sur une échelle de valeurs immuable. Pareil à Dieu, il avait l’œil à tout. Les voyages décidaient du sort des Reeves sans altérer la stabilité du groupe, car la routine et la norme y étaient précises. Ce fut la seule période où Gregory vécut dans le calme. La rage s’est emparée de lui plus tard, quand son père disparut et que la réalité commença à se détériorer de façon irréparable.

Le soldat se mit en route au matin avec son barda sur l’épaule et au milieu de l’après-midi il se repentait déjà de ne pas avoir pris l’autocar. Il partit en sifflotant, tout content, mais au fil des heures ses reins le faisaient souffrir et son chantonnement s’émaillait de jurons. C’étaient ses premières vacances après un an de service dans le Pacifique et il rentrait dans son village avec une cicatrice sur le ventre, les séquelles d’une attaque de malaria, et aussi pauvre qu’il l’avait toujours été. Il avait accroché sa chemise à une branche pour se procurer de l’ombre, il suait et sa peau avait l’éclat d’un miroir sombre. Il envisageait de profiter de chacun des instants de ces deux semaines de liberté, de passer la nuit à jouer au billard avec ses amis et à danser avec les filles qui avaient répondu à ses lettres, de dormir comme une souche, de s’éveiller dans l’odeur du café fraîchement filtré et des gâteaux préparés par sa mère, le seul mets appétissant de sa cuisine — le reste sentait le caoutchouc brûlé —, mais qui pouvait s’intéresser aux talents culinaires de la femme la plus belle à cent miles à la ronde, une légende vivante avec son ossature de statue et ses yeux jaunes de léopard ? Depuis longtemps il n’était plus passé âme qui vive dans ce coin désolé, quand il entendit derrière lui les râles d’un moteur et aperçut au loin la silhouette imprécise d’un camion brinquebalant, tel un mirage bravant la réverbération de la lumière. Il attendit qu’il s’approche pour lui faire signe de le prendre mais quand il le vit de plus près il changea d’idée, effrayé par l’apparition extravagante de cette guimbarde peinte de couleurs insolentes, chargée à ras bord d’une montagne de bagages, surmontée d’une cage avec des poulets, d’un chien attaché à une corde, d’un mégaphone fixé sur le toit de la cabine et arborant une affiche où on lisait en lettres immenses : LE PLAN INFINI… Il s’écarta pour le laisser passer, mais le vit s’arrêter quelques mètres plus loin, et à la portière apparut une femme aux cheveux couleur tomate qui lui faisait signe d’embarquer. Il se demanda s’il devait s’en réjouir. Il s’approcha avec méfiance, tout en calculant qu’il lui serait impossible de monter dans la cabine où s’entassaient trois adultes et deux enfants, et qu’il lui faudrait une souplesse d’acrobate pour grimper à l’arrière. La portière s’ouvrit et le conducteur sauta sur la route.
— Charles Reeves, dit-il en se présentant poliment, mais avec une autorité incontestable.
— Benedict… monsieur… King Benedict, répliqua le jeune homme en s’épongeant le front.
— On est un peu serrés, comme vous le voyez, mais quand il y a de la place pour cinq il y en a pour six.
Le reste des passagers descendit à son tour, la femme à la tignasse rouge s’éloigna en direction d’un bouquet d’arbustes, suivie par une fillette d’environ six ans qui pour gagner du temps commençait à baisser sa culotte, tandis que le plus jeune des enfants tirait la langue à l’inconnu tout en se cachant à moitié derrière l’autre passagère. Charles Reeves décrocha un escabeau amarré au camion, il escalada le chargement avec agilité et détacha le chien, qui bondit hardiment hors du véhicule et se mit à courir dans les environs tout en flairant les touffes d’herbe.
— Les enfants adorent voyager à l’arrière, mais c’est dangereux, on ne peut pas les laisser seuls. Olga et vous, vous les surveillerez. On prendra Oliver devant pour qu’il ne vous gêne pas, il est encore jeune, mais il a déjà des manies de vieux chien, décida Charles Reeves, en lui faisant signe de monter.
Le soldat lança son paquetage sur la colline de bagages et grimpa, puis il allongea les bras pour attraper le plus jeune des enfants que Reeves avait soulevé au-dessus de sa tête, un petit garçon maigre, aux oreilles décollées et avec un sourire irrésistible qui lui remplissait le visage de dents. Quand la femme et la fillette revinrent, elles montèrent derrière à leur tour ; les deux autres entrèrent dans la cabine et peu après le camion démarra.

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