L'avocat du diable
Dans un monde où la technologie éclipse l'humain, le commandant Delestran, véritable flic « à l'ancienne », se retrouve à la croisée des chemins. Avec une détermination inébranlable, il reprend du service malgré une période de quasi-disgrâce. Son enquête le plonge au coeur d'une affaire très sensible : une plainte contre l'écrivain le plus en vue du moment, un personnage aussi fascinant que dangereux.
C'est un bras de fer psychologique qui s'engage entre Delestran et cette star littéraire. Dans cette lutte, Delestran ne se contente pas de traquer le crime ; il doit également affronter la fascination que cet homme exerce sur lui.
Jean-François Pasques, dont le précédent livre, Fils de personne, a remporté le prestigieux Prix du Quai des Orfèvres en 2023 et conquis plus de 230 000 lecteurs, nous entraîne une fois de plus dans un polar palpitant. Son talent indéniable pour capturer les tensions humaines et les mystères du crime rend ce nouveau roman incontournable.
Extrait
Si la fiction ne dépassera jamais la réalité, elle peut inspirer la réalité de certains flics.
C’est Mitch qui avait eu l’idée, en souvenir de 36, le film d’Olivier Marchal : la plaque émaillée du boulevard Bessières comme cadeau de départ du service. Il avait bien pensé faire comme dans le film, la voler en pleine nuit avec l’aide d’un complice, en faisant sauter les rivets à la perceuse. Mais si l’opération lui paraissait dans ses cordes, un repérage des lieux avait rapidement ébranlé son optimisme. Les plaques étaient toutes fixées à plus de quatre mètres de hauteur. Inaccessibles, même debout sur la selle à l’arrière du scooter. Il faudrait une échelle…
La réalité était toujours plus compliquée que la fiction, raison pour laquelle on avait besoin de rêver ; et les flics plus que les autres.
Mitch avait rejoint son bureau. Tandis qu’il sirotait son whisky, cette échelle avait titillé sa conscience. Quelques années auparavant, il n’aurait pas hésité, même en plein jour. Mais les temps avaient changé. S’il se faisait gauler, désormais c’était la sanction assurée. Adieu l’échelon exceptionnel de son grade de major…
Aux yeux de tous, la nécessité de devoir recourir à une échelle lui permettrait de justifier son désistement, l’excuse à ce qu’il considérait, en son for intérieur, comme une petite lâcheté. Il savait que la réalité était tout autre. Son audace légendaire était devenue un mythe, mais elle appartenait au passé. Il lui faudrait désormais l’entretenir par l’effort du souvenir. Subitement, il s’était senti vieux. Quelque chose en lui était cassé. Plutôt que de noyer son chagrin dans un deuxième verre, il était rentré chez lui.
Mitch n’avait pratiquement pas dormi, mais il avait fini par trouver une solution pour compenser sa désillusion de la veille. S’il n’était plus capable de jouer au casse-cou pour entretenir sa petite folie, une autre voie pouvait néanmoins le conduire au même résultat. La nuit s’était effacée en faisant naître une idée lumineuse : trouver la source.
Gonflé par l’inspiration, il était arrivé de bonne heure au service pour passer à l’action. En insistant, il était parvenu à obtenir le service technique de la Ville en charge de l’installation des plaques de rue. En cas de vol ou de dégradation, elles étaient facturées deux cent quatre-vingts euros pièce, pose comprise. Il fallait compter une centaine d’euros en moins pour un simple achat et un délai de livraison d’environ trois mois. Mitch avait appris qu’elles étaient fabriquées par une petite société installée dans la Drôme. Profitant de son monopole, la Ville parvenait à les obtenir pour la somme unitaire de cent quarante euros. S’agissant des coordonnées de ladite société, il avait dû travailler le responsable des achats et avait finalement eu recours à son argument massif : il était de la « Grande Maison ». Et puis, ajouta-t-il, il ne voulait pas faire comme dans le film, qui, d’après son interlocuteur, avait donné des idées à beaucoup de monde. Il ne s’était jamais autant volé de plaques de rue que depuis la sortie de 36 ; un petit budget pour la Ville ! Curieusement, la police ne retrouvait jamais les voleurs suite au dépôt de plainte. Mitch avait bien senti une légère insinuation au téléphone.
Pensant avoir affaire à un fantaisiste, le directeur de la société Romans Émail s’était méfié, puis laissé convaincre. Après d’âpres négociations, le chiffre était tombé en fin de matinée. Pour une centaine de plaques commandées, le prix unitaire était descendu à cinquante-cinq euros, livraison comprise. Mitch avait donné rendez-vous au directeur trois mois plus tard pour passer commande. Entre-temps, par le réseau interne, il avait lancé un appel aux amicales des services de la PJ parisienne. La plaque de rue s’étant imposée comme le cadeau de départ par excellence, toutes s’étaient montrées très intéressées.
C’est ainsi qu’un matin un livreur avait déchargé une palette d’une tonne de plaques de rues de Paris dans la cour du service. Des quatre coins de Paris, des collègues étaient venus récupérer ces rectangles bleu roi encadrés de vert. Ce jour-là, Mitch avait écrit une page d’histoire de la 1re DPJ, qui le rendrait fier pour longtemps, surtout les soirs de pot, au cours desquels il ne manquerait pas de raconter sa petite histoire, en passant bien sûr sous silence l’image douloureuse de l’échelle qu’il porterait toujours en lui.
En ce jeudi soir de janvier, tous les effectifs de la 1re DPJ s’étaient rassemblés pour célébrer le départ du « Patron ». Après quatre années à diriger le service, Tanguy Guéhut allait rejoindre le centre de Paris et la prestigieuse brigade des stupéfiants. Une belle promotion, amplement méritée. Dans la grande salle de réunion, on s’était resserré pour faire de la place aux invités : des membres de la direction de la PJ, des magistrats, des chefs de service, quelques journalistes et des amis triés sur le volet. On regrettait l’époque où était convié également le reste de la famille : des tontons et des anciens clients, des dames de galanterie et des artistes de la nuit, ainsi que de bien curieux personnages vivant dans un monde interlope pourtant propice aux amitiés durables. Sans pour autant renier son passé, il fallait désormais travailler son image jusque dans les pots.
Des tables avaient été dressées par un traiteur. D’un premier coup d’œil, on s’était vite rendu compte que, s’il y avait matière à se sustenter, on avait dû oublier la réputation de la PJ et sa propension à s’arroser l’âme. Six bouteilles de champagne seulement, dans un large saladier rempli de glace, une petite dizaine de bouteilles de vin blanc. Pour une centaine de personnes, la plaisanterie était grossière. Les bouteilles traditionnelles de whisky, vodka, pastis et rhum n’avaient pas encore été mises en place. En revanche, du cidre avait fait son apparition aux côtés de nombreux jus de fruits.
Sur une table fleurie par un imposant bouquet, deux paquets attendaient le Patron. Pour ménager l’effet de surprise, les cadeaux avaient été dissimulés dans un emballage de papier kraft imitant un scellé, avec la fiche correspondante fixée par des points de cire. Si tout le monde savait ce que comportait le premier – dans l’après-midi, chaque effectif1 avait écrit son nom et tracé sa signature en blanc sur le verso noir de la plaque émaillée –, le second, de la forme d’une cloche, suscitait l’interrogation. Le commandant Delestran avait récupéré l’enveloppe tournant depuis une semaine pour la collecte d’argent. Il avait donné cinquante euros à Victoire Beaumont, son adjointe, pour les fleurs, mais n’avait rien dit pour le reste. Il fallait lui faire confiance.
Lorsque Delestran entra, tous les regards se tournèrent vers lui en pensant que le Patron allait suivre. Il n’en fut rien. Il était seul, heureux d’être là. Il balaya la salle d’un lent regard circulaire, puis, lorsque le bourdonnement des conversations reprit, se dirigea vers sa place habituelle, un angle mort qui lui permettrait d’avoir une vue d’ensemble et d’observer les réactions de chacun. Au passage, devant Claire Ribot et Victoire Beaumont, il perçut le début d’une conversation, une histoire de dîner2. La psychologue du bureau d’aide aux victimes sondait l’adjointe de Delestran. Les deux femmes s’interrompirent comme si elles avaient été prises en faute. Elles lui adressèrent des sourires espiègles, puis reprirent leur discussion, tout naturellement, mais en jouant de sa présence :
– Alors, tu y as été avec qui ?
– Avec mon père.
– Il a dû être surpris !
– Si tu avais vu sa tête à l’ouverture de la porte… Il est resté figé, tétanisé. On aurait dit qu’il avait vu son double. Heureusement que son épouse nous a invités à entrer, sinon nous serions restés dîner sur le palier.
– Tu aurais pu lui faire une plus grosse frayeur.
– Oui, j’y ai pensé, mais je n’avais pas de copine de disponible.
Complices, les deux femmes éclatèrent de rire devant leur spectateur. Elles se moquaient de lui et c’était agréable. Le regard amusé, Delestran leur tira la langue et se dirigea vers son poste d’observation.
– Et madame Delestran, elle est comment ?
