Retrouve-moi

Auteur : Lisa Gardner
Editeur : Albin Michel
Sélection Rue des Livres

Découverte macabre à Boston : quatre membres d’une même famille sont retrouvés sauvagement assassinés chez eux. La mère, deux de ses enfants et son compagnon. Seule une personne semble avoir échappé au massacre : Roxanna, 16 ans, la fille aînée. Des témoins affirment l’avoir vue sortir promener les chiens avant les coups de feu. Heureux hasard ou aveu de culpabilité ?

En plongeant dans le passé de Juanita Baez, la mère des enfants, l’enquêtrice D. D. Warren découvre une histoire tourmentée, entre alcool, violences et familles d’accueil, qui pourrait laisser croire à une vengeance. Pourtant, plus elle avance dans l’enquête, plus la voix de Roxanna, victime ou suspecte, semble la supplier en silence : «Retrouve-moi»

Après les best-sellers Juste derrière moi, Le saut de l’ange, Famille parfaite, Lisa Gardner confirme sa réputation de grande dame du suspense psychologique avec ce nouveau roman qui creuse ses thèmes de prédilection : les liens du sang et la mémoire du mal.

Traduction : Cécile Deniard
22,90 €
Parution : Janvier 2021
480 pages
ISBN : 978-2-2264-4197-3
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Extrait

Un an plus tard, Sarah se rappelait surtout avoir été réveillée par des gloussements.
« Chut ! Pas si fort. Mes colocs ont horreur que je ramène des mecs. Ces demoiselles Rabat-Joie veulent dormir.
– Faut pas faire de bruit, hein ? Comme ça ? » Hurlement de loup devant la porte de Sarah.
Nouveaux gloussements, puis des heurts : quelqu’un, sans doute Heidi, bousculait la table basse, le canapé, le lampadaire.
« Laisse tomber, claironna-t-elle gaiement. Il n’y avait aucune chance qu’on soit silencieux. J’adore crier et j’en suis fière. »
Une voix masculine : « Je savais que j’avais choisi la bonne, au bar. J’ai toujours aimé les filles qui crient. »
Encore des rires, encore des heurts.
Sarah grogna, se retourna sur le ventre et se colla son oreiller sur la tête. Aucun doute que, de l’autre côté de la cloison, Christy et Kelly en faisaient autant. Heidi Raepuro avait rejoint à la dernière minute leur projet de colocation. Une vague amie d’amie, dont la principale qualité était d’être prête à payer un supplément pour disposer de sa propre chambre. Or Sarah, Christy et Kelly, qui se connaissaient depuis leur première année de fac, avaient eu un coup de cœur pour ce quatre-pièces situé à quelques minutes à pied de Boston College. Bow-windows, parquet ancien, moulures. Quand Sarah y était entrée pour la première fois, elle s’était sentie adulte. Fini le minifrigo, finie la chambre d’étudiante grande comme un mouchoir de poche. Fini le matelas nu à partager avec deux jeunes frère et sœur dans le taudis surpeuplé qu’ils louaient à un marchand de sommeil.
Ses longues nuits à bachoter pendant que ses amis sortaient faire la bringue ou reproduire les erreurs de leurs parents toxicomanes avaient fini par payer.
C’était d’ailleurs la deuxième raison de son coup de cœur pour cet appartement lumineux. Alors qu’elle avait dû absolument tout partager pendant son enfance, ce logement lui offrait le luxe suprême : un espace rien qu’à elle. Certes, la pièce était à peine plus grande que son matelas une place et tenait plutôt du cagibi converti en chambre (sans doute parce que le propriétaire peu scrupuleux souhaitait louer au prix d’un quatre-pièces ce qui n’était au départ qu’un trois-pièces), mais Sarah s’en fichait. La taille de ce réduit était en rapport avec la modestie de son budget. Et comme Christy et Kelly pouvaient se partager la grande chambre et que cette écervelée d’Heidi se payait l’autre chambre digne de ce nom, tout le monde était content. Surtout Sarah, bien au chaud dans son minuscule coin de paradis.
Sauf un soir comme celui-là.
Encore du fracas – puis des grognements. Bon sang, Heidi n’en avait-elle donc jamais assez ?
Un raclement bizarre.
« Hé, dis donc, vous. » La voix d’Heidi, un peu haletante, essoufflée par l’effort.
Sarah leva les yeux au ciel, plaqua davantage l’oreiller sur ses oreilles.
« Attends... Je ne veux pas... Non ! »
Sarah se redressa lorsque Heidi poussa un cri. Un grand cri, strident et...
Est-ce que les cris ont un goût ? Un goût de feu ? Un goût de cendres ? Le goût de ces bonbons pimentés à la cannelle que Sarah aimait laisser fondre sur le bout de sa langue quand elle était petite ?
Ou bien ont-ils plutôt une couleur ? Les ricanements sont verts ou dorés, les gloussements violets ou bleus, mais ce cri ? Un cri d’un blanc incandescent. Un blanc aveuglant, à vous brûler la rétine, à vous roussir les poils des bras. Une couleur trop vive pour être naturelle, qui vous irradie jusqu’à la moelle.
Le cri d’Heidi était comme ça. Blanc incandescent.
Il transperça les fines cloisons, menaça de faire voler les vitres en éclats. Fit sursauter Sarah, qui s’assit droite comme un i.
Et resta totalement, absolument, tétanisée.
C’était la suite dont elle ne parvenait toujours pas à se souvenir très clairement. Même un an après. La police lui avait demandé des détails, bien sûr. Des enquêteurs, une infirmière de l’institut médico-légal, d’autres investigateurs encore, des spécialistes de scènes de crime.
Tout ce qu’elle pouvait leur dire, c’était que la soirée avait commencé par des ricanements verts et dorés et s’était terminée par des cris d’un blanc incandescent. Celui d’Heidi avait été le plus blanc, le plus lumineux, mais par bonheur il avait aussi été très bref.
Christy et Kelly. Deux jeunes filles dans une chambre. Les meilleures amies du monde, membres de l’équipe de cross de l’université. Averties et armées, elles avaient résisté. Elles avaient lancé des trophées vers l’agresseur. Le fracas du métal a-t-il une saveur ou une couleur ? Non, ce n’est qu’un bruit. Et puis des cris, de toutes les couleurs, de tous les goûts. Peur, colère, angoisse.
La détermination de celle qui lui avait asséné un coup de crosse. L’horreur, quand il avait riposté avec son couteau.
Il avait poignardé Kelly en plein ventre (Sarah l’avait lu par la suite dans le rapport), mais la jeune fille l’avait attrapé aux chevilles. Elle s’était roulée en boule à ses pieds, autour de ses jambes, comme un tatou. Et il avait multiplié les coups de couteau, qui ripaient sur la cage thoracique de sa victime. La manœuvre avait donné à Christy le temps d’attraper la couette de la couchette inférieure et de la lancer vers l’assassin pour lui empêtrer les bras.
« Sarah ! criaient-elles. Au secours, Sarah ! Fais le 911 ! »
Sarah avait appelé le 911. De cela non plus elle ne gardait aucun souvenir, mais plus tard, à sa demande, elle avait pu écouter l’enregistrement. Sa voix, tremblante, à peine un murmure, lorsque la plateforme de réception des appels d’urgence avait décroché : « Aidez-nous, je vous en supplie, il est en train de les tuer. Il va toutes nous tuer. »
Elle était sortie de sa chambre. Pas le choix. Dans un espace aussi restreint, elle aurait été prise au piège, faite comme un rat. Il fallait se risquer en terrain découvert.
Pour sa propre sécurité ?
Ou pour voler au secours de ses camarades ?
Elle ne savait pas. Une question qu’elle aurait l’occasion de
ressasser au long des innombrables nuits d’insomnie à venir. Elle était sortie de sa chambre.
Elle était allée vers celle d’à côté. Sur le seuil, elle avait vu
une main, celle de Kelly, paume ouverte, doigts écartés, et sans faire ni une ni deux elle l’avait attrapée. Avait-elle l’intention de mettre son amie à l’abri ? D’affronter vaillamment le danger et de les sortir l’une après l’autre dans le couloir ? Pas le temps de réfléchir, seulement d’agir. Alors elle avait empoigné la main de Kelly et tiré sans ménagement.
Et elle s’était retrouvée avec un bras dans la main. Juste... un bras.
Manifestement, quand une fille se recroqueville comme un tatou autour des chevilles d’un forcené, il se lasse tôt ou tard de larder sa victime de coups de couteau et décide de la démembrer.
Des cris devant elle : Christy, qui résistait encore. Puis une supplication derrière elle.
« Sarah... »
Elle ne savait plus où donner de la tête. Ces bruits, ces images, cette scène, plus rien n’arrivait au cerveau. Plus rien n’avait de sens.
Lentement, le bras chaud et mouillé de Kelly sur la poitrine, elle se retourna vers la voix derrière elle et se retrouva face à Heidi, qui s’était traînée jusque-là depuis sa chambre. Ses épaules nues étaient argentées sous la faible lumière que donnaient les fenêtres. La peau lisse, intacte. Mais la jeune fille blonde, penchée en avant, se tenait le ventre d’un air crispé, et Sarah sentit les effluves de ses intestins perforés.
Encore des cris dans la chambre. Pas blanc incandescent : rouge lave. La rage sans mélange d’une sportive accomplie qui refusait d’être fauchée dans la fleur de l’âge.
Alors Sarah sut ce qu’il lui restait à faire. Elle tourna le dos à Heidi, la belle idiote éventrée, affermit sa prise sur le bras de la malheureuse Kelly et entra dans l’arène.
Christy, acculée contre le lit superposé, avec sa crosse en guise d’arme. Le dément, qui s’était débarrassé de la couette et dansait autour du corps à ses pieds. Il se régalait, prenait son temps.
« Excusez-moi », dit Sarah.
L’assassin bondit vers Christy. Elle voulut lui donner un coup de crosse, mais au dernier moment il exécuta une pirouette sur la gauche et lui planta la lame dans la zone molle sous ses côtes. Un bruit mouillé de chair lacérée, puis le grognement caverneux de Christy. Elle releva la crosse, frappa l’homme à la tempe. Pas violemment, mais il recula.
Plus de cris à présent. Seul l’épuisement restait audible. Chacun cherchait son souffle.
« Excusez-moi », répéta Sarah.
Pour la première fois, l’homme au couteau s’immobilisa. Il se retourna à moitié, la perplexité gravée sur son front moucheté de sang. Sarah le dévisagea. Il lui semblait qu’elle avait besoin de le voir. Besoin de prendre acte de son existence. Autrement, rien de tout ceci ne pouvait être réel. En particulier ce moment où elle faisait l’offrande du bras amputé de son amie à l’homme qui venait de la tuer.
Cheveux bruns. Pommettes hautes. Visage sculptural. Exactement le genre de type qu’Heidi ramènerait d’un bar. Exactement le genre qui serait toujours au-dessus des moyens de Sarah.
« Vous avez oublié ça », dit-elle en lui tendant le bras de Kelly.
(« Pardon ? l’avait coupée la première enquêtrice. Vous lui avez dit quoi ?
– Il fallait bien », avait tenté d’expliquer Sarah.
Mais peut-être qu’un tel geste était inexplicable. Elle savait seulement qu’elle devait intervenir. Arrêter ce type. Interrompre cette scène. Faire taire tous ces cris rouges et blancs. Alors elle était entrée dans la chambre et lui avait offert la seule chose qu’elle avait sous la main : le bras ensanglanté de Kelly.)
Ce fut alors qu’il décida de s’occuper de son cas. Il se retourna tout à fait, la lame dégoulinante au côté, et montra les dents. Elle le regarda avancer. Sans bouger. Sans crier. Comme la petite fille qui voyait son père dans la cuisine s’emparer de la bouilloire brûlante. « C’est quoi ton problème, connasse ? Je te demande mon fric, tu me donnes mon fric ! C’est moi qui commande ici. Alors ou tu fais ce que je te dis ou je te balance cette bouilloire en pleine tronche. On verra qui voudra s’occuper de ta sale gueule après ça ! »
Ne pas détourner le regard, ne pas faire de bruit. Voilà ce qu’elle avait appris de sa mère au fil des années : si quelqu’un veut s’en prendre à toi, oblige-le à le faire en te regardant droit dans les yeux.
Le dément s’arrêta juste devant elle, couteau au poing. Elle sentit l’odeur du sang sur ses joues, son haleine chargée de whisky.
« Crie », lui dit-il.
Tandis qu’avec une infinie lenteur il levait le couteau. Plus haut, toujours plus haut.
Derrière lui, Christy manipulait la crosse avec maladresse. Elle aurait voulu réagir. Prendre l’avantage. Mais le manche échappa à ses doigts tremblants et tomba avec un cliquetis lorsqu’elle se laissa glisser le long du mur et s’écroula au sol. Un soupir lointain : plus de colère chez la vedette des terrains de sport, juste de l’acceptation : voilà donc ce qu’on ressent quand on meurt.
« Crie », souffla de nouveau l’homme.
Sarah le regarda et lut très exactement dans ses yeux ce qu’il s’apprêtait à faire. Ce n’était pas un loser comme son père. Pas un type sujet aux brusques accès de colère ni aux fureurs d’ivrogne. Non, il aimait ça, avoir ce couteau de chasse dans la main, ce sang sur son visage. Il n’éprouvait aucune honte, aucun remords. Les cris d’Heidi, le combat de Christy et maintenant sa résistance muette à elle : des années qu’il ne s’était pas autant amusé.
« Si je traverse les ravins de la mort, se surprit-elle à psalmodier, je ne crains aucun mal. »
Puis, alors qu’elle fermait les yeux en serrant contre elle ce qu’il restait de Kelly, il abattit la lame vers sa poitrine avec un petit rire, un ricanement de jubilation.

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