Le petit-fils

Auteur : Nickolas Butler
Editeur : Stock
Sélection Rue des Livres

Après trente ans à travailler dans un petit commerce, Lyle vit désormais au rythme des saisons avec sa femme Peg, dans leur ferme du Wisconsin. Il passe ses journées au verger où il savoure la beauté de la nature environnante. Leur fille adoptive, Shiloh, et leur petit-fils bien aimé, Isaac, se sont récemment installés chez eux, pour leur plus grande joie.

Une seule ombre au tableau : depuis qu’elle a rejoint les rangs des fidèles de Coulee Lands, Shiloh fait preuve d’une ferveur religieuse inquiétante. Cette église, qui s’apparente à une secte, exige la foi de la maison entière et Lyle, en proie au scepticisme, se refuse à embrasser cette religion. Lorsque le prédicateur de Coulee Lands déclare qu’Isaac a le pouvoir de guérison, menaçant par là-même la vie de l’enfant, Lyle se trouve confronté à un choix qui risque de déchirer sa famille.

Interrogeant les liens filiaux, la foi et la responsabilité, Le Petit-fils dépeint avec justesse, tendresse et amour le combat d’un couple de grands-parents prêts à tout pour leur petit-fils.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mireille Vignol.
22,00 €
Parution : Janvier 2020
350 pages
Collection : La cosmopolite
ISBN : 978-2-2340-8715-6
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Extrait

Le petit garçon rit aux éclats en faisant glisser ses douces menottes sur le front raviné du vieil homme, par-dessus les sourcils grisonnants, les paupières et les cils, puis il ajusta le bandeau sur son nez et ses oreilles avant de filer se cacher dans le cimetière ensoleillé.
– Compte jusqu’à vingt, papy, cria-t-il.
– Un crocodile… deux crocodiles… trois crocodiles, scanda le grand-père d’une voix forte et traînante, avec la patience d’une horloge poussiéreuse dans le coin d’une salle à manger.
Le rire s’éloigna. Lyle Hovde continua de compter lentement. Pressé contre ses sourcils et ses paupières, son mouchoir de coton rouge délavé exhalait l’odeur de son jean usé : gasoil, essence, sciure, son caramel favori et le relent métallique de la menue monnaie au fond de sa poche. Avant d’arriver à « six », il entendit la respiration et les pas légers du garçon s’estomper, le craquement occasionnel d’un cône ou d’une branche de pin blanc sous ses baskets, le crissement de longues herbes vernales dans l’ombre épaisse, et des gloussements. À « douze », il ne restait plus que le croâ-croâ-croassement d’un corbeau à la cime d’un arbre. À « dix-sept », son cœur ralentit. Le soleil d’avril lui réchauffait agréablement le visage, sa vieille veste de campagne le réconfortait, le bordait comme une couverture. Il fut tenté de s’assoupir, de se laisser sombrer dans la douce mer noire du sommeil. Mais il prolongea le décompte et à « vingt » il enleva le bandeau et ouvrit les yeux – le monde était toujours là en mille nuances de verts fragiles et bourgeonnants, de bruns et jaunes délicatement ternis. Il n’y avait pas de circulation sur Cemetery Road. Pas une seule voiture. Pas de tracteur labourant les champs. Dans le ciel, deux grues du Canada descendaient vers une mare lointaine. Lyle était adossé à la stèle de son fils Peter. Il se leva lentement et entendit ses genoux craquer d’indignation. Il prit appui sur la dalle en granit pour se stabiliser.
– Attention, hurla-t-il, J’ARRIVE !
C’était un cimetière modeste. Pas plus de deux ou trois cents concessions. L’ombre de Lyle, étirée par la lumière décroissante, s’échappait à l’oblique de ses bottes. Son petit-fils Isaac, son unique petit-enfant, ce garçon de cinq ans, débordait d’énergie. Tandis que son épouse Peg et leur fille Shiloh faisaient du shopping à Minneapolis, Lyle était chargé de le divertir toute la journée, ce qui ne lui pesait pas, pas le moins du monde. Mais, Seigneur ! le gamin ne tenait pas en place… L’après-midi touchait à peine à sa fin et le grand-père était aussi épuisé que s’il avait passé la journée à travailler dur, à débiter du bois peut-être ou à déblayer un champ de toutes ses pierres.
– Attends un peu que je t’attrape, cria-t-il.
Il passa entre les sépultures à pas comptés. Passa devant les tombes de femmes et d’hommes âgés qu’il avait connus de longues années auparavant, lorsqu’ils avaient plus ou moins son âge actuel et qu’ils peuplaient Redford, occupaient les bancs de l’église luthérienne Saint-Olaf, s’attroupaient dans les étroites allées du magasin d’outillage Hanson’s, choisissant une couleur sur un nuancier, examinant des bombes d’insecticide ou ployant le dos sous des sacs de nourriture pour animaux. On les voyait aussi pousser les caddies branlants de la supérette IGA, le mari aux commandes tandis que la femme consultait sa longue liste de courses qui déclinait, dans une écriture appliquée, une si grande partie de leur vie. D’anciens enseignants, fermiers, facteurs, bûcherons, laitiers, mécaniciens, gargotiers, secrétaires, dentistes, médecins, pompiers, bouchers, employés de banque, serveurs, taxidermistes…
Il faillit passer à côté de lui sans le voir, mais Isaac pouffa et Lyle le repéra dans l’ombre de la tombe du vieil Egdahl. Conscient qu’une partie du plaisir consistait à être découvert, il fondit sur lui, chatouilla son ventre douillet, ses aisselles et son cou, jusqu’à ce que son petit-fils dût reprendre son souffle déjà faible. Satisfait, Lyle s’assit à côté de lui et, remarquant que ses lacets étaient défaits, il entreprit de les renouer.
– Tu m’as pas fait faire la sieste aujourd’hui, fit observer le garçon en léchant ses lèvres gercées.
Lyle tapota sur les chaussures lacées, sortit de sa poche un petit pot jaune de baume Carmex et le tendit à Isaac.
– Tu as cinq ans. Tu ne peux pas faire la sieste toute ta vie.
– Mamie dit qu’on n’est jamais trop grand pour faire la sieste. Elle dit que tout le monde devrait la faire. Tous les jours. Elle dit qu’en Espagne et au Portugal, tout est fermé l’après-midi à l’heure de la sieste.
– Qu’est-ce que tu connais du Portugal ? demanda Lyle.
Le garçon plissa les yeux, prit un peu de baume et l’appliqua sur ses lèvres.
– Toi, papy, tu fais la sieste de temps en temps.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– Tu fais la sieste. Dans ton fauteuil. Devant la télé. Même que tu ronfles.
– Ce n’est pas une sieste, répondit Lyle en souriant, c’est une pause. Ton grand-père s’accorde juste quelques minutes de pause.
– Ça m’étonnerait que les gens ronflent en faisant une pause, papy.
– Je ne ronfle pas.
– Si, tu ronfles, répondit le gamin en riant. Même que maman t’a enregistré avec son téléphone. Et mamie m’a dit que des fois, ça te réveille tellement tu ronfles.
Lyle ébouriffa les cheveux blonds d’Isaac.
– Allons-y. On va nettoyer la tombe de ton oncle, puis on passera chez Hoot. Il nous attend. Je parie qu’il a de la glace pour toi.
Avec le tuyau du vieux puits situé au centre du cimetière, ils remplirent deux seaux en aluminium dans lesquels Lyle versa quelques gouttes de produit vaisselle bleu d’une fiole en plastique, puis il remua le liquide en formant des grappes de bulles arc-en-ciel, moirées et tourbillonnantes. Il porta les seaux clapotants jusqu’à la sépulture de son fils et, sous le soleil qui réchauffait leurs épaules et brillait à travers la fine peau translucide de leurs oreilles, Isaac et lui nettoyèrent la pierre tombale, des pailles de fer serrées entre leurs doigts. L’après-midi fraîchissait de minute en minute. Leurs mains devinrent roses et froides.
– Redis-moi, demanda le garçon. Comment il… qu’est-ce qui lui est arrivé ?
Lyle frottait la pierre, raclait le lichen et la terre. En le regardant, il se sentit submergé d’amour pour ce petit-fils doté d’une grande gentillesse, de sensibilité et de curiosité – des qualités que Lyle affectionnait de plus en plus, plus que tout au monde.
– Il avait une petite santé, répondit-il enfin en omettant les détails tragiques. Faut croire qu’il n’était pas destiné à rester parmi nous.
– Il est resté combien de temps ? Je veux dire, il avait quel âge quand…
– Autour de neuf mois.
Le garçon hocha la tête, reprit son récurage en songeant peut-être : « Je suis tellement plus vieux que lui », puis demanda :
– Papy, on peut aller chez Hoot maintenant ?
Lyle se leva, s’essuya le front avec la manche de sa veste et vida l’eau savonneuse en traçant de grands arcs à partir de la tombe.
– Une dernière chose. Va donc remplir ce seau, veux-tu ? Nous rincerons la pierre pour qu’elle soit propre, et nous pourrons y aller.
Il regarda le garçon déguerpir avec le seau vide. Le regarda au robinet où des flaques d’eau se formaient autour de ses baskets. Le regarda se pencher, la bouche ouverte, comme sur le gicleur d’une fontaine, s’éclaboussant la langue, les lèvres, puis le menton. Le regarda fermer le robinet et revenir, renversant de copieuses quantités d’eau à chaque pas laborieux.
Lyle lui prit le seau des mains et, en trois mouvements gracieux, il en fit ricocher le contenu sur la pierre tombale.
Le monde, il le savait, était divisé en deux camps, comme c’est si souvent le cas à moins qu’on ne le réduise tout aussi souvent à cela pour simplifier : les gens pour qui les cimetières étaient des endroits tristes et inquiétants ; et ceux, à son instar, qui y puisaient un sens d’unité, de stabilité et de continuité profondes. C’était comme si, au cimetière, la vie de Lyle se mettait soudain en sourdine et il se sentait flotter dans le cosmos, tel qu’il l’imaginait, avec un regard englobant tout – l’immensité de ce tout. Pour lui, c’était un lieu où l’on pouvait se rapprocher de personnes depuis longtemps disparues. Un lieu de calme et de liberté en marge du monde. Un lieu qui ne touchait pas seulement ses souvenirs, mais aussi son avenir.
– Bon, allons-y, dit-il en prenant son petit-fils par l’épaule. Hoot doit nous attendre.
– Papy, j’ai besoin de faire pipi.
Lyle jeta un coup d’œil autour de lui, puis montra un énorme pin blanc en bordure du cimetière.
– Va arroser cet arbre.
En s’activant pour rejoindre le large tronc, le garçon se débarrassait déjà de son pantalon et de son slip qui lui tombèrent sur les chevilles. Lyle regarda ailleurs : un champ en jachère, une exploitation laitière voisine, les ravins tapissés de forêts. Isaac revint bientôt.
– T’es la seule personne que je connais qui fait pipi plus souvent que moi, s’étonna Lyle. Mais moi, j’ai une excuse. Je crois que j’ai un trou dans ma vessie.
– Un trou ? demanda le garçon en plissant les yeux.
– Ça doit être ça. Ou plusieurs trous.
– Comment t’as fait pour avoir un trou ?
– On m’a tiré dessus avec une flèche. Elle m’a transpercé le corps. Et elle a laissé un trou à cet endroit, dit-il en se touchant le nombril.
Le garçon rit.
– Enfin, papy, c’est là où était ton cordon ombilical. Qui te reliait au placenta. Moi aussi, j’en ai un. Tout le monde en a un.
– Ah oui. Tiens, j’avais oublié. Je croyais que c’était à cause de la flèche.
Comment connaît-il tout cela ? Le placenta ? Le Portugal ?
Il guida le garçon jusqu’à son vieux Ford F-150, lui ouvrit la portière et s’assura de bien la refermer. Puis en contournant son pick-up par l’arrière, il vit la tête du garçonnet qui l’attendait, le regard fixé droit devant. Il glissa la main sur la rouille du hayon, sur la croûte écaillée de peinture. Il monta, s’assit lourdement derrière le volant, respira la poussière et l’essence dans la cabine, le moisi des cartes routières et… une odeur de cannelle.
– C’est toi qui chipes mes chewing-gums ? demanda-t-il au garçon.
Isaac se contenta de sourire sans cesser de mastiquer, gloussa légèrement.
– Ça explique où ils sont tous passés… Et moi qui croyais que c’étaient les souris.

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Poche (Juin 2021)
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