La couleur de l'air a changé

Auteur : Cécile Cayrel
Editeur : Stock

Camille s’ennuie. Elle s’ennuie dans sa ville de l’Ouest de la France, dans son couple avec David, dans cette vie de routine où elle ne trouve pas sa place. Un soir, elle trompe David sans vraiment y penser. En l’apprenant, il tente de l’étrangler. Bouleversée, Camille part sur la route. Elle est recueillie par Jen et Michel qui, eux aussi en rupture avec leur ancienne vie, sont partis aux hasards des routes dans une camionnette.
Une échappée à trois commence vers la joie de la vie commune, l’érotisme, la quête des sens retrouvée mais surtout l’acceptation de soi. Sur leur chemin, ils rencontrent Mamie, retraitée en mal d’affection, qui deviendra la protectrice bienveillante du trio inattendu.

Aussi émouvant que drôle, le premier roman de Cécile Cayrel aborde des sujets graves sans pathos ni morale : la violence conjugale, le militantisme écologique, la marginalité qu’engendrent les modes contemporains de sociabilité et l’impératif de la réussite individuelle. Ce roman tour à tour utopique et réaliste, embarque le lecteur à la suite de trois amis finalement seuls face à la liberté que leur ouvre la découverte de la jouissance. L’élan libertaire rencontre le sens et le goût de l’autre. On voudrait que ce roman soit visionnaire.

18,00 €
Parution : Mars 2020
200 pages
ISBN : 978-2-2340-8821-4
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Extrait

Cela fait maintenant deux heures que David dort sur le canapé. Il bave, un peu. Enfin elle croit, il y a en tout cas une tache plus sombre sur le coussin au niveau de sa bouche, elle ne saurait dire si elle était là avant qu’il s’endorme.
Camille s’est douchée. Elle est entrée dans la salle de bains, a allumé la radio. Comme un autre jour elle est montée dans le bac, a refermé la porte. Elle a fait un gommage, celui avec les petits grains pour le visage. Quand elle s’est souvenue qu’elle en avait fait un la veille, c’était trop tard, elle avait déjà effectué les mouvements circulaires que conseille l’emballage. Séchée, elle a enfilé un jogging, pas un vrai pantalon de sport, plutôt un vêtement conçu pour être porté en intérieur, adapté au canapé. Elle s’est fait couler un café, faisant le moins de bruit possible pour ne pas réveiller David, s’est servi une tasse, a contourné le bar et s’est assise face à l’ordinateur.
Elle a regardé s’il n’y avait pas de ventes privées. La frénésie de l’achat dans le confort de son appartement et la chaude impression de faire des bonnes affaires, d’habitude, ça la met de bonne humeur. David se moque d’elle parce qu’elle met des réveils pour être sûre d’être la première à cliquer à l’ouverture de la vente. Des parures de draps, un service à thé, un kit « peau parfaite », elle achète tout moitié prix. Depuis quelques mois, elle fait des insomnies et squatte l’écran. Elle se perd dans des profils Instagram ou des tutos pour avoir un maquillage « jolie peau au naturel ». Camille se maquille assez peu, pour les occasions disons, elle apprécie le geste. Elle ne sait pas si les filles mettent des filtres pour améliorer le résultat mais l’avant/après est affolant. Elle se dit que si elle le voulait, elle aussi pourrait être belle. D’ailleurs, quand elle s’y attelle, elle n’est pas si mal. Elle a conscience qu’elle se repose sur ses acquis et qu’à bientôt trente ans, il faudrait augmenter les efforts. Elle s’en moque un peu. C’est l’effet couple longue durée, un accord tacite pour se laisser la paix à deux.
Ce matin, la vente concerne les soutiens-gorge Aubade. Elle n’achète jamais cette marque. Sa mère lui a répété toute sa jeunesse d’acheter de la qualité, qu’il fallait savoir parfois mettre le prix, mais elle n’achète que des merdes. Elle a des quantités de soutien-gorge H&M délavés qui ne soutiennent plus rien. Elle n’a pas de jolis seins. David ne lui fait aucune remarque, mais elle ne peut pas s’empêcher d’aller regarder des sites pornos pour voir à quoi ressemblent les poitrines qui font bander les mecs. Pas à la sienne.
Elle a des petits seins tombants, ils ont toujours été décevants. À l’adolescence elle s’est dit que c’était parce qu’elle était maigre. Depuis, elle a pris du poids, ses seins sont restés tristes, comme penchés. Elle fait des exercices pour muscler sa poitrine en mettant ses bras à hauteur des épaules : elle presse ses mains l’une contre l’autre, vingt fois, mais depuis deux ans qu’elle a découvert l’astuce sur internet, elle n’a pas vu le changement. Du coup Aubade, elle mate mais n’achète pas. Elle pourrait se dire que de jolis sous-vêtements la mettraient en valeur mais elle ne se sent pas concernée. Elle n’a pas d’argent à dépenser là-dedans.
David est étalé de tout son long, sa main pend dans le vide, elle touche presque le tapis. Ils l’ont acheté ensemble, lors de leur emménagement, dans un dépôt-vente en banlieue de Rennes. Elle n’était pas pour, parce qu’il était taché au centre, une tache de vin probablement, mais David a rappelé qu’au milieu il y aurait la table basse, que ça habillerait la pièce et aussi qu’il ne coûtait pas cher. Il a précisé qu’ils auraient le temps d’en trouver un mieux après, Camille lui a dit que le provisoire durait souvent longtemps et David a répondu que la discussion le fatiguait alors ils ont acheté le tapis. Il y a cinq ans les couleurs étaient déjà passées, là avec le frottement des chaussures on ne distingue même plus les motifs. Des tournesols roses, jaunes et orange qui s’entrelacent dans un quadrillage vert bouteille.
David sue. Il gargarise dans son sommeil, de sorte que, régulièrement, elle se dresse sur sa chaise, prête à le voir se réveiller, mais il se retourne sans ouvrir les yeux. Elle boit son café lentement, noir, sans sucre. La tasse est posée sur la table du salon. Camille est assise sur une chaise tournée vers le canapé. Il doit bien être six heures maintenant parce que, sans qu’il fasse tout à fait jour, la couleur de l’air est en train de changer.
C’est le bordel dans sa tête mais de l’extérieur elle fait clean. Elle se lève doucement et sort sur le balcon. La rue est vide à l’exception de deux types qui s’éloignent. Ils rentrent chez eux en titubant au milieu de la route. Le paquet de cigarettes est resté toute la nuit sur la table extérieure, le carton est devenu mou, elle s’en sort une et l’allume. Elle ne fume jamais le matin, voire elle ne fume qu’avec un verre à la main mais là il faut bien s’occuper.
Il l’a réveillée à trois ou quatre heures, vers là. Elle n’est plus très sûre. Il sentait fort, elle ne comprenait pas tout ce qu’il disait parce qu’il avait bu. Il l’a étranglée. Il a voulu, même pour un instant, la tuer. Ce mot dans sa tête lui tire des larmes silencieuses, elle éteint sa cigarette. Ce serait bien qu’il se réveille, là, maintenant, qu’il la voie pleurer et s’en veuille immédiatement, mais rien ne se passe alors elle se rassoit, sèche ses larmes et finit son café.
Il y a une semaine, elle l’a trompé. Ce n’était pas prémédité, pas un rendez-vous avec quelqu’un, pas des échanges de SMS qui se clôturent par de la baise, mais l’idée flottait depuis qu’elle l’avait entendu participer activement à une conversation sur l’infidélité. « C’est sûr que passé un certain temps, c’est une possibilité. » Sans la regarder, sans chercher des yeux ce qu’elle en pensait, elle avait été meurtrie. Elle ne lui en avait pas parlé, parce que pas envie de commencer un sujet dont elle ne savait pas où il les mènerait.

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