Les âmes frères
Julien et Loïs sont frères. Ils s’aiment, ont grandi comme des jumeaux, vivent à Paris à quelques kilomètres l’un de l’autre. Pourtant, depuis deux ans, ils ne se parlent presque plus. Julien, l’aîné, est statisticien : il se projette dans le futur en analysant le comportement des clients d’Endless, une grande compagnie d’assurance. Loïs, le cadet, s’intéresse à l’autre extrémité du Temps : il est archéologue. Tous deux sont épris de vérité : Julien aime la rigueur des chiffres, Loïs les mystères du passé.
Mais un jour, Julien disparaît et envoie à Loïs une étrange lettre. Il l’y invite à enquêter sur Endless, secoué par un grave conflit interne…. mais aussi à revisiter leur passé. Une façon, peut-être, pour les deux frères de se retrouver.
Petit à petit, le jeu de piste se transforme en piège et Loïs s’interroge. La fraternité n’est-elle pas le plus ambigu des sentiments familiaux ? Un lien sacré, éternel, à l’image des statues mises à nu lors des fouilles ? Un lien sauvage, aussi, qui abrite l’amour passionné comme la cruauté la plus perverse…
Extrait
C’est d’abord un grincement aigu. Puis des coups sourds. La tôle rouillée chahutée par les vagues frotte contre le quai, on dirait une peau qui se déchire sous la pointe d’un couteau. Mon cœur bat trop vite, il a comme des ratés lorsque les roues des voitures attaquent les lourdes plaques en fonte du ferry. Partout des hommes s’agitent, courent, poussent, portent, tirent, de longs filets de sueur assombrissant leur peau farinée de poussière. Dans ce genre d’endroit l’uniforme est épargné, leurs polos multicolores dessinent un kaléidoscope s’animant au rythme de leurs longues foulées, jambes aux os anguleux qui surgissent comme deux baguettes d’un short sans fin. Ils se démènent tant qu’appuyé contre un mur, un léger tournis m’oblige à regarder le sol. Mes intestins forment un nœud bien serré, je n’ai rien avalé depuis mon départ de Charles-de-Gaulle il y a une quinzaine d’heures. C’est trop tôt, l’espace n’efface pas la trahison et la colère, il ne purge pas l’humiliation qui s’y est enkystée. Les bruits prennent le pouvoir, de gros oiseaux noirs tournoient et saturent le ciel limpide de leurs cris.
C’est un paysage parfait pour une arrivée, un endroit qu’on devrait ne pas vouloir quitter. Mais dans un quart d’heure ou une heure, au gré du travail des hommes bariolés, je quitterai ce quai balayé par le vent. J’ai besoin de mouvement, comme ces vagues qui ne s’apaisent pas et projettent la coque contre de gros pneus. Mon cœur s’emballe encore davantage, mes artères palpitent, l’épuisement de ces dernières semaines enfermé dans le petit bureau prêté par Fiona, les yeux usés, le cœur transpercé, le corps cassé, m’envahit. Le souffle redouble, les crêtes blanches cisaillent la ligne d’horizon, des paquets de poussière mêlée de sable volent et obligent à tourner la tête, les odeurs de poisson grillé et d’épices piquent le nez. Je n’ai rien à vomir, je pourrais rester des heures les yeux fermés à attendre qu’on me dépose quelque part. Je cherche la légèreté de la seconde, l’impossibilité de laisser mes tourments se déployer. Je pars nettoyer les mensonges dont les années ont accouché, mettre à vif les éclats de vérité jusqu’à les rendre douloureux, purger ma vie, comme si c’était possible. Je veux trier le vrai du faux, devenir l’archéologue de mon histoire, saisir du bout de ma pince une décision, une émotion, une image, l’examiner sous toutes les coutures et la reposer sur le tapis. Ou la jeter dans la poubelle.
La longue file des locaux s’étire, patients et volubiles, je ne comprends pas un mot mais la musique de leurs voix me rassure, l’attente semble normale, personne ne me prête attention. Je ne suis qu’une ombre, un étranger en jean et T-shirt noir, au visage creusé, soutenu par un mur, un sac à ses pieds, qui aimerait savoir repousser le temps qui vient, comme ces nuages de mousson à l’approche. Une fourmi grimpe sur le bout de ma chaussure, je me concentre sur ses efforts pour se propulser sur la bordure en caoutchouc avant de progresser sur la toile. J’attends le dernier moment pour, de mon autre pied, la pousser avec délicatesse sur le sable.
Enfant, je détestais torturer les insectes. Loïs, lui, adorait ça. Dans la forêt derrière la maison familiale, les cheveux collés sur le front par la transpiration, il arrachait de ses doigts fins une longue patte, puis une autre, les sourcils froncés, avant de broyer le tronc, le rouler entre son pouce et son index puis le jeter au milieu des broussailles, et des vieilles pierres d’un bâtiment en ruine qu’il aimait fouiller, « ici c’est la chasse au trésor, crois-moi Julien ! » C’était moi, l’aîné, qui tremblait d’effroi dans cet univers sombre et humide d’où jaillissaient des colonnes de fourmis. « Tu crois que la reine va nous dévorer ? », grognait Loïs, sadique. Je le laissais s’amuser de moi, il était si heureux que je l’aie accompagné. Je redoutais plutôt qu’il n’aille trop loin dans ses bêtises. Ce n’était pas seulement son année de moins (douze mois et quatorze jours) qui m’inspirait cette crainte, c’était son attirance pour l’interdit, l’éclat de ses yeux quand il s’apprêtait à se jeter d’un mur peut-être trop haut. « Toi, Julien, t’as peur de tout. » Et il se lançait dans le vide. Son rire se dispersait dans la lumière et j’observais la courbe de son saut sans pouvoir m’empêcher de l’admirer. Moi, je calculais ce que j’allais gagner ou perdre, et souvent je rebroussais chemin pour contourner le mur.
Je ne sais plus vraiment dans quel camp, celui des vainqueurs ou des perdants, je me situe. Mais les dés sont jetés, je m’accroche à cette certitude.
Loïs ne craignait personne, « l’autre » semblait un territoire conquis d’avance. Quand il courait vers des inconnus, amis des parents ou cousins de passage, je restais figé, les bras le long du corps, la méfiance instinctive et les lèvres serrées pour embrasser ces peaux étrangères et froides. « C’était bizarre, on avait l’impression que tu enfilais un masque dès que quelqu’un arrivait à la maison », m’a un jour dit mon père. Loïs avait ri, j’avais rougi, je devais avoir environ vingt-cinq ans. J’aurais pourtant dû être habitué, c’était le plus souvent de moi qu’on se moquait. Pas méchamment, mais comme je trouvais rarement une formule pour répliquer, ou alors trop tard, j’étais une cible facile. J’ai besoin d’assembler tous les éléments d’un sujet avant de m’exprimer, l’inverse de mon frère avec ses reparties brillantes et désordonnées. Mais quand mes idées sont en place, ça fuse. Ce sera le cas dans les prochaines semaines. Si les mots refusaient de prendre forme dans ma bouche, mes poings étaient souvent serrés, jointures blanches, face à ses moqueries. Ce n’était pas une envie chaude, concrète, de le frapper mais le seul fantasme d’interrompre son rire par un coup donnait naissance à des images qui m’effrayaient. Je me faisais parfois peur, gonflé d’une violence dont je ne soupçonnais pas l’existence, dissimulée par mon calme de tous les jours. Même à vingt-cinq ans je cherchais encore ma place, dans l’intimité de notre famille, dans l’immensité du monde. Je l’ai compris bien plus tard, et je découvre encore l’ampleur de ma quête.
Loïs mon frère, mon héros du mercredi après-midi, Loïs mon infini silence, mon double de sang, mon absence, mon étranger, mon évidence, ma victoire et ma défaite, ma vérité et mon mensonge, celui dont j’arrête parfois de me demander si je l’aime (parfois c’est aussi lumineux qu’impossible), ça me rend fou. Car il y a mille façons d’aimer, non ? À contretemps, quand les mots tombent toujours au mauvais moment. En silence ou dans les hurlements. En se détestant. En douceur ou un miroir brisé à ses pieds. Mon cœur est comme anesthésié, les années ont effacé trop de bons souvenirs pour ne retenir dans leurs tamis que les violences du présent. Ou peut-être n’ai-je jamais cessé de l’aimer et le temps n’est qu’un fil qui s’étire de joies en peines, tendu mais incassable ? Le revoir ferait-il fondre ces résistances tapies dans ma poitrine et mon cerveau, y existe-t-il une zone dédiée à la résilience ? Des gens souffrent d’aphasie, cette incapacité brutale à prononcer le moindre mot. J’ai déjà assisté à des réunions où un intervenant s’est retrouvé ainsi, le visage figé par la stupeur, incapable de libérer un mot, un de ces foutus milliers de mots qu’il avait préparés pendant des jours. J’ai même vu un collègue essayer d’en aider un autre dans cette situation, avant de bégayer tant la tension était forte. Nous avions tous fini par éclater de rire. J’ai été terrassé par une aphasie de la vie, celle qui m’a amené sur ce quai.
Une nuit où je l’appelais, certain qu’il ne décrocherait pas, j’ai enregistré au dictaphone son message d’accueil. « Bonjour, Loïs Bracher. Pas dispo, mais jamais très loin, à vous. » Sa voix grave, si loin de son filet de cadet, m’accompagne quand je le souhaite. Il l’ignore, bien sûr. Les jours de rage, lorsque je me repasse les événements à froid, je suis prêt à effacer ces huit secondes qui me semblent jaillir de la bouche d’un imposteur. D’autres jours un élan de tendresse m’assaille et je me repasse la bande plusieurs fois d’affilée. « Pas dispo, mais jamais très loin. »
La colonne des passagers s’agite, des cris retentissent et les bagages s’empilent comme par miracle sur les épaules et les dos des hommes qui maintenant ruissellent. Dans quelques minutes j’emprunterai la passerelle pour m’installer sur une des chaises en plastique rouge qui traînent sur le pont. Le bateau s’arrachera du continent, et moi de ce présent incandescent. Tout sera prêt pour que notre histoire prenne la place qui lui revient et dessine, enfin, l’architecture de nos vies. Je vais m’éloigner de quelques heures vers l’ouest. Cela n’a aucun sens, la Terre est ronde et je finirai bien, si je prolonge mes sauts de puce, par revenir au point de départ. Je suis un fuyard qui a laissé ses instructions, ses petits cailloux. Les blancs couleur vérité, les noirs peints de mensonges.