Les Enfants de la nuit

Auteur : Eva Ionesco
Editeur : Grasset

Après Innocence, le roman de l'enfance, voici celui de l'adolescence et de toutes les premières fois. De manière rêvée, parfois crue, Eva Ionesco retrace une existence violente dans le monde de la nuit, à la fin des années 1970. L'enfant trop en avance erre seule et sans but, jusqu'au collège et à la découverte de l'amitié avec Christian Louboutin. Elle l'aime ; lui, homosexuel, va désormais la protéger et faire avec elle les 400 coups. Puis viendront Vincent Darré, la belle Edwige, Alain Pacadis et enfin, au bout de la nuit et des rencontres parfois limite, frôlant le danger et la mort, ce sera la découverte de l'amour fou, Charles Serruya. Il a 29 ans et elle 13.
Christian, Eva, Vincent, la bande traverse le Paris mondain, celui de la mode et des grandes fêtes mythiques du Palace, mais aussi, plus populaire et secret, celui de Pigalle, de Montparnasse ou de la Main bleue à Montreuil. Travailleurs immigrés, militants homosexuels, sapeurs africains, travestis, journalistes à Libération, c'est un Paris divers, mêlé, sans tabous qui se côtoie. Avec les copains, on michetonne, on vole, on se drogue, on fait des strip-teases forains, en groupe c'est si amusant. Paris est une fête, on y danse, la foule est joyeuse, c'est l'aventure, la vie devant soi...
Mais en arrière-fond trône la mère d'Eva, l'inquiétante Irène, accusée par le juge pour enfant d'avoir fait mener une existence contre nature à sa fille et de la vendre. Une assistante sociale mène l'enquête et Eva se mure dans le silence, terrifiée à l'idée de voir la petite bande menacée par la police.
Poétique, rocambolesque, le récit restitue l'âme d'un Paris disparu. Quête éperdue de l'amour, il est aussi une adresse à l'amitié, à la tendresse, à ceux qu'on a chéris depuis l'enfance et qu'il est impossible d'oublier.

22,90 €
Parution : Février 2022
432 pages
ISBN : 978-2-2468-1497-9
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Extrait

1976

C’était un beau printemps qui annonçait un été brûlant, le ciel strié de lames de rasoir rose et bleu tendre s’étirait au-dessus des immeubles des Halles, et parfois des fenêtres grandes ouvertes laissaient échapper des musiques schizophrènes. Dans les rues autour du trou des bandes de punks et de rockers s’affrontaient sauvagement tandis que le long des trottoirs des Cadillac décapotables, Thunderbird, Buick et Chevrolet rutilantes semblaient n’attendre que moi for a ride with someone somewhere. Mais pas d’ami à qui me confier, pas d’amoureux qui me protège, rien que ma solitude et impossible de réfléchir sérieusement sans penser à la mort. Je venais enfin d’avoir 11 ans, grâce à mes talons aiguilles de 10, je parvenais au mètre 70. En marchant, mes cheveux blond platine caressaient en cadence régulière le bord de mon short bleu pétrole, j’étais si fière de ma poitrine naissante contenue dans un soutien-gorge à coques Dim dernier cri qui tendait furieusement mon minipull jaune poussin. Je me sentais super femme.

Irène, tout en noir, me suivait comme un double obscur et mat. À la boutique Survival, partout des néons, du béton et des tenues de combat, des vinyles et des rations de survie, ce n’était pas à mon goût. En traversant la place des Innocents inondée d’une gloire éclatante, j’ai ressenti à travers la lumière l’appel lointain d’un immense amour et l’espace de quelques instants, j’ai chaviré. Chez Kiruna Melba, je me suis surprise à caresser tendrement des robes en serviette éponge sous l’œil réprobateur d’Irène mais j’envisageais d’aller aux Messageries place Sainte-Opportune essayer une paire de mules éditée par Frederick’s of Hollywood. Dans la boutique des groupes de rock aimaient flâner à la recherche d’un costume de tweed ou d’une paire de chaussures bicolores. Le patron, un grand costaud répondant au nom de Jean Bernard, m’offrait toujours un Coca-Cola avec une paille. Ce jour-là, un jeune garçon aux yeux noisette, sa caisse de guitare à la main, allait et venait devant le miroir dans un imperméable neuf. Il étudiait, agacé, la position de son corps souple dans le vêtement trop raide.
— JB ?
— Ouais Gene.
— Ouais… l’imper, il engonce, tu trouves pas ?
— Il faut le porter pour le faire, ça Gene tu connais la chanson.
Irène examinait dans une coupelle des porte-jarretelles pour ses modèles et Gene m’a observée siroter mon Coca-Cola.
— Toi, tu le trouves comment ?
— Ça fait imperméable de facho !
Il est resté bouche bée face à ma sincérité.
— Bah, justement c’est ça qui fait tilter… T’as pas capté…
On s’est jaugés. En finissant d’aspirer mon Coca avec ma paille j’ai émis un petit bruit de siphon. Je me suis levée, il a apprécié mon buste, devinant que je portais un serre-taille, puis esquissé un sourire ravageur quand il a vu une grande paire de ciseaux et une affiche Danger de Mort, ramassée dans un chantier, gisant dans mon sac transparent.
— Irène ?
— Minou ?
— Let’s go.

Au Diable des Lombards, elle mangeait un cheese-burger aussi gras que sa peau tandis que je dégustais un corn in the cob quand Gene a franchi la porte, vêtu de son imperméable, et m’a visée d’un œil prédateur, frottant deux de ses canines entre elles. Puis il a extirpé une boîte d’allumettes de sa poche, l’a lancée haut en l’air pour habilement la rattraper de son autre main.
— Garçon, un baby.
Il était arrogant et rebelle, j’aimais les beaux rockers.
Irène, crédule, ne voyait pas notre manège, elle tournait le dos à Gene tout en se trémoussant à contretemps sur une ballade d’Elvis, Are you lonesome tonight ? Ses lèvres barbouillées de mayonnaise me soulevaient le cœur.
— On va aller chez Upla ?
— Je dois d’abord voir Bijam pour récupérer le fric des photos que j’ai faites de toi.
— Tu m’as promis…
— Minute papillon !
Irène s’est levée pour aller téléphoner dans la cabine métallique. Ouvert à toute heure, le Diable des Lombards ressemblait en bien des points à un décor du film American Graffiti. Je fixais la sortie, espérant qu’elle tienne ses promesses et m’offre pour mon anniversaire un sac Upla rose, un sweat rose Fruit of the Loom et un parfum à la rose de chez Crabtree & Evelyn pour aller avec mon pantalon de velours rose que mamie s’était donné la peine de beaucoup trop resserrer et je pensais que l’avenir faisait gravement délirer.
— Bijam Aalam nous attend.
Elle est allée payer au bar, elle farfouillait tant dans son sac qu’elle en a renversé la moitié par terre, Gene s’est baissé pour l’aider à récupérer ses effets personnels.
— Ça vous ennuie si je vous demande votre numéro de téléphone ?
— Pour quoi faire ?
— Pour vous parler, faire votre connaissance tout simplement.
Elle a griffonné son numéro de téléphone sur la boîte d’allumettes, Gene me souriait, j’ai dit tout fort : Je me casse !

Galerie Véro-Dodat, Bijam était absent, parti en urgence pour un rendez-vous chez Angelina. Malheureusement il n’avait rien laissé à l’attention d’Irène, même pas un petit mot. Alors, contrite, elle a sorti le Pariscope de son sac et les pigeons lui ont chié dessus sans qu’elle s’en aperçoive.
— C’est trop nul ! Mon cadeau… j’ai lancé.
— Ça peut attendre samedi. Ne sois pas impatiente, reste tranquille chouchou.
Je me suis aventurée dans le passage parmi les devantures aux vitrines sombres où se tenaient des mannequins abandonnés. Sous la verrière opaque, le sol à damier noir et blanc cinétique, et entre les boutiques, des paysages peints d’inspiration antique, défraîchis, effacés, me communiquaient dans un profond vertige le sentiment d’un âge d’or éternel.

Soudain est arrivé un minuscule farfadet en cape militaire, qui rôdait en me dévisageant. À cette distance je n’arrivais pas à deviner son âge ni son sexe – les farfadets dans les contes de fées sont sans âge. Il s’est avancé furtivement jusqu’à la galerie Bijam Aalam pour disparaître à l’intérieur. Intriguée, je le guettais mais il ne sortait pas.
— Il faut qu’on aille à l’Action République voir Tous les autres s’appellent Ali de Fassbinder, c’est l’histoire d’un pauvre immigré marocain qui tombe amoureux d’une vieille, c’est très fort.
— Ouais si tu veux…
Dans le métro, qui sentait le ticket bouilli, je me tenais à distance de ma mère. Les gens me reluquaient mais heureusement j’avais mis mes lunettes roses. Au cinéma, elle répliquait tout haut à la place des acteurs, alors les quelques spectateurs solitaires dispersés dans la salle, furieux, nous ont invectivées pour mieux nous virer. Perdues on s’est traînées boulevard Beaumarchais. Elle a commencé à graffer Phallo sur la porte des immeubles. Je l’ai devancée pour admirer le cirque d’hiver Bouglione qui venait de s’illuminer, les foires m’ont toujours attirée à la nuit tombée. Dans le square, des clochards s’engueulaient allongés sous les buissons et au loin, avec les nuages qui se retiraient, l’ange miroitait dans le soleil couchant, me procurant un apaisement se nichant au creux de ma chair. Le farfadet a surgi d’un immeuble, sa cape ne voletait plus et ses pieds glissaient sur le sol, un secret que détiennent les danseuses des ballets russes afin de donner aux spectateurs l’illusion de se déplacer à la vitesse de l’éclair sans avoir le moindre besoin de bouger, j’étais subjuguée. J’aperçus un visage d’enfant maquillé et j’eus la sensation inoubliable de me reconnaître. Le jeune garçon m’a dévorée des yeux, une éternité, nous étions à deux doigts de nous adresser la parole quand Irène flapie de ses efforts inutiles m’a rattrapée.
— Qu’est-ce que tu fous ? Allez on rentre porte Dorée…
Subitement le farfadet a cavalé vers la République, Irène m’a rapidement entraînée dans le métro. Je me demandais qui pouvait être ce garçon excentrique et pourquoi il passait par la porte de chez Bijam pour sortir mystérieusement devant mon cirque. Et pourquoi portait-il le même maquillage que moi, les yeux charbon à la Theda Bara ?

C’est à partir de ce soir-là et de cette rencontre étrange que je commençai à penser intensément aux lutins, aux génies, aux anges et aux reflets que génèrent à distance les esprits démoniaques. Je lui prêtais mille intentions et sentais intuitivement que nous allions nous revoir. Une telle évidence m’effrayait tout autant qu’elle me réjouissait, l’entrée dans l’adolescence provoquait à n’en pas douter des effets hallucinatoires. Irène trottinait pieds nus rue Monsieur-le-Prince, je la suivais mollement. Sur le boulevard Saint-Germain se dressait une colonne Morris avec dessus une affiche du Locataire de Polanski dans lequel j’avais joué le rôle d’une infirme qui « fait caca sur tous les paillassons ». La sortie du film prévue dans deux jours ressuscitait dans mon esprit une vieille intrigue d’Irène. Un soir après le tournage, elle avait manigancé un dîner improvisé chez Roman dans son appartement de l’avenue Montaigne.Une tractation dont j’étais l’objet avait eu lieu sans que je le sache : je devais coucher avec Roman Polanski, mon metteur en scène. Mais une fois dans sa chambre, assise près de lui sur son lit, il me trouva trop jeune et, ennuyé, pria Irène avec son accent polonais de me ramener à la maison. Je me sentais blessée de ne pas avoir assisté à l’avant-première. Je pensais bêtement être une mauvaise actrice incapable de jouer convenablement mon rôle.

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