Dehors, la tempête

Auteur : Clémentine Mélois
Editeur : Grasset

Voici le livre le plus personnel de Clémentine Mélois. Tout part de la lecture. « D’abord, j’ouvre le livre en grand et je colle mon nez au milieu des pages pour les respirer. » C’est pour mieux s’imprégner de ses auteurs préférés, Simenon, Perec, Tolkien, à partir de ce qui peut paraître le plus insignifiant chez eux : les détails. Comment se fait-il que, entrant dans un Maigret, les phrases « - Bonjour Janvier. – Bonjour, patron » font que nous sommes déjà dans l’histoire, et la tiédeur d’un bureau chauffé au poêle du quai des Orfèvres ? Quel est le rapport entre la vie quotidienne des personnages (une certaine madeleine mangée dans A la recherche du temps perdu) et la nôtre (le cake marbré sous plastique de la station-service de notre enfance) ?
Par des allers-retours entre la vie des personnages et la sienne, Clémentine Mélois nous fait pénétrer au plus près de cette expérience à la fois personnelle et universelle, la lecture. Les souvenirs et les sensations des fictions deviennent les nôtres. Comme si, venus de notre petit monde, nous étions entrés dans un pays plus vaste et pourtant familier. Pendant que, dehors, soufflent les tempêtes, nous vivons dans les livres. Tendre et plein d’humour, Dehors, la tempête nous rappelle que la vie dans les livres est la plus savoureuse de toutes.

17,00 €
Parution : Mars 2020
192 pages
ISBN : 978-2-2468-1597-6
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Extrait

La Grande Barrière de corail

Au commencement de chaque nouvelle lecture, il me faut un temps d’imprégnation. C’est comme de se baigner dans l’océan Atlantique : il paraît qu’il faut d’abord se mouiller la nuque. Les premières lignes y sont pour beaucoup. C’est une façon de prendre la température de l’eau du bout du pied ou parfois une vague entière en pleine figure (de cet océan qui monte, nous dit-on, à la vitesse d’un cheval au galop).
La première phrase est comme une barrière de corail qu’on doit franchir pour accéder au grand large du reste du livre. Le grand large hasardeux où l’on n’aura pas pied, où menacent des courants, des méduses ou pis, des REQUINS, où l’on s’expose au naufrage, à l’ennui mortel, à l’insolation, à la déshydratation. Si ça se trouve il faudra boire notre urine pour survivre (surtout ne pas boire d’eau de mer). Quelle horreur ! Mais une nuit ou l’autre, une nuée de poissons volants viendra peut-être nous éclabousser, le plancton luira comme une voie lactée dans l’eau noire, la queue immense d’un cachalot surgira je te jure à deux mètres à peine de notre embarcation (et même pas d’appareil photo à portée de main, c’est trop bête mais tu sais bien, les souvenirs sont plus précieux que les photos). Peut-être qu’un oiseau de mer, une odeur de végétation humide et un miroitement gris sur l’horizon nous annonceront que la terre est proche. Les vents seront portants, il y aura des sirènes ou des pirates et au-delà, l’inconnu, une romance, un drame, l’amour, la mort, le petit-déjeuner. C’est pour cela que nous lisons. Mais pour le moment nous en sommes à la première phrase, tout est possible, le pire comme le meilleur, on ne sait pas encore. On est prêt à courir le risque, mais on y va doucement, on reste attentif.
Au commencement donc, de chaque nouvelle lecture, mon attention est détournée.
Il me faut du temps. Je m’imprègne. L’histoire ne m’a pas encore embarquée. Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer l’auteur assis à son bureau, en train de raturer des phrases, sourcils froncés (je le vois écrivant sur du papier, alors que plus personne, ou presque, n’écrit à la main). Est-il en robe de chambre, comme Balzac ? (Oui. En robe de chambre moirée, avec des chats. Il écrit au stylo à pompe sur un sous-main en maroquin vert, tandis que le soleil du petit matin « darde ses rayons » à travers les « persiennes mi-closes ».)
Mon auteur ne porte pas de sweat à capuche et n’a pas d’ordinateur. Il a la tête qu’on connaît à Beethoven. Il se relit plusieurs fois, tout haut, pour bien goûter les mots, comme un acteur qui s’entraînerait devant le miroir de la salle de bain ou comme un plongeur à la piscine. Indécis, tout serré dans son maillot, il s’apprête à faire un saut de huit mètres, sentant peser sur lui le regard des autres baigneurs en contrebas.
C’est qu’elle est compliquée à formuler, cette première phrase. La phrase idéale, la phrase juste, celle qui donnera son ton, sa saveur, au roman. Celle qui lui permettra de se présenter au lecteur. D’affirmer un ton, un esprit, une intention, comme l’ardoise qui annonce le menu du jour.
On se souvient d’incipits célèbres. On sait que cette première phrase a été, plus que toute autre, construite, pensée et repensée, souvent même a posteriori, après que l’histoire a été écrite.
Appelez-moi Doukipudonktan. Longtemps, je me suis couché de bonne heure à Mégara, Faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. Dans la plaine rase, sous la nuit sans étoiles, d’une obscurité et d’une épaisseur d’encre, aujourd’hui, Maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais plus. Les familles heureuses se ressemblent toutes. Je ne sais pas trop par où commencer. La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, ça a débuté comme ça. La plage de Big Sur est vide, et je demeure sur le sable, à l’endroit même où je suis tombé. C’est fini.
Ces incipits me font penser aux quelques lignes des annonces matrimoniales de jadis dans Le Chasseur français :
Fig. 1 : Gérard 71 ans, 1,73 m, sobre, non fumeur, sérieux, fidèle, aimant musique, sorties, nature, rencontrerait dame simple, vie commune si affinités ;
Fig. 2 : jeune femme avec trois enfants + deux chiens très grande race cherche un mari très riche ;
Fig. 3 : JH TBM ch JF sex é cool pour plan q et + si aff…
Tout est dit, l’affaire est dans le sac. On sait tout de suite à qui on a affaire, à un Tolstoï, à un Proust ou à un Simenon.

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