Entre toutes les femmes: Onze rencontres exceptionnelles

Auteur : Marlène Schiappa
Editeur : Grasset

« Qui sont les femmes qui vous inspirent ? » A cette question, la figure imposée appelle le plus souvent l’image de quelque icône du passé, admirable et incontestable. Les femmes de chair et d’os inspirent davantage Marlène Schiappa. Ce sont elles que, dans un livre généreux et porteur d’espoir, la ministre déléguée auprès du ministre de l'Intérieur, chargée de la Citoyenneté a rencontrées, non seulement pour leur rendre hommage, mais aussi pour en tirer un livre qui ait valeur d’exemple. Onze rencontres, onze rencontres exceptionnelles entre femmes.

Elles conduisent des camions autour de Toulouse, elles créent des écoles pour filles en Algérie, elles cuisinent des légumes dans les rues en terre du Burkina Faso, elles font voter des lois contre le viol aux Etats-Unis, elles dessinent des chapeaux à Dijon, elles se sont échappées des maisons où Daesh retient ses esclaves sexuelles, elles révolutionnent la publicité, elles nettoient des chambres d’hôtel dans les quartiers Nord de Marseille, elles enquêtent dans les soirées libertines de Berlin, elles ont disparu de leur tribu autochtone du Canada… Leur point commun ? Une irrépressible envie de vivre hors des carcans, pour elles, et pour toutes les autres. Elles partagent avec l’autrice leurs pensées les plus secrètes et leurs actions les plus glorieuses. Des femmes idéales ? Pourquoi devraient-elles l’être, et selon des critères édictés par quels hommes ? Des femmes, simplement. Ce livre est un hymne à la sororité, à lire par toutes les femmes, mais aussi par tous les hommes.

17,00 €
Parution : Octobre 2020
180 pages
ISBN : 978-2-2468-1755-0
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Extrait

Valérie Jimenez

Celle qui conduit des camions et dirige des dizaines de camionneurs.
PDG de l’entreprise familiale qu’elle a créée avec son mari, Jimenez FVA
(Toulouse)
De Valérie émane une lumière, et ça n’a rien à voir ni avec ses bijoux ni avec sa blondeur, c’est la lumière intérieure des gens qui en ont vu, des gens qui partagent, de ceux « qui avec leurs chaînes pour pas que ça nous gêne font un bruit de grelot », comme le chante Anne Sylvestre dans « Les gens qui doutent ». Comme beaucoup d’anciens timides, Valérie a compensé au fil du temps ses tremblements intérieurs par une apparente assurance hors normes. Nos paradoxes nous empêchent de devenir des caricatures de nous-mêmes. Ce sont nos paradoxes qui forment notre personnalité. Valérie Jimenez en est la preuve vivante. Elle sort de toutes les représentations clichées que nous pourrions nous faire sur son compte ; impossible de la décrire en quelques mots, de l’enfermer dans une case. Dans l’imaginaire collectif, pétri de stéréotypes, une camionneuse porte souvent le cheveu court et le sweat large. Valérie arbore blush Terracotta, mascara et des bottes à talons hauts. C’est une féministe qui affirme que son mari lui a tout appris. Valérie est rongée par les angoisses (elle dit souvent que « ça la mange de l’intérieur ») mais elle n’a peur de personne. Le vide, les souris, le manque, les autres, tout aurait pu l’empêcher d’agir, mais au contraire, elle a tout traversé. Avec l’élégance de ne pas charger les autres de ses propres phobies. Si bien qu’elle peut parfois donner l’impression de mener la vie facile.

C’est son mari qui lui a appris à conduire, donc. Elle y tient. Cela fait partie de ce qui l’a construite. Un jour, alors qu’elle avait 19 ans, son ami qui conduisait la Renault 19 fait une crise d’épilepsie. Valérie doit prendre le volant – « J’avais l’impression que tous les arbres allaient me cogner –, guidée par son mari ceinturant l’ami malade et bavant sur les sièges arrière. Tout jeune couple, les Jimenez partent s’installer en Andorre où la législation est plus souple. Ils ont soif de réussite, soif de travail, veulent entreprendre. Valérie déteste être « entravée ». En France, c’est ce qu’elle ressent. Beaucoup – j’en fais partie – estiment que les réglementations françaises protègent les plus faibles face à la course infinie vers le profit. Mais un ressenti ne se discute pas. Valérie fait ses valises. Là-bas, elle peut travailler sept jours sur sept pendant trois mois et économiser patiemment, à force de travail épuisant, de quoi monter leur propre affaire plus tard. On peut le dire : ils triment. « Comme des chiens. » Valérie se souvient encore avoir téléphoné à sa mère pour lui dire : « J’ai enfin trouvé des gens pires que toi : mes patrons. »

Alors que le couple vient d’avoir son premier enfant, un garçon, Valérie se porte volontaire pour le plan de licenciement qui permet à la famille de rentrer dans le sud-ouest de la France. Là, persuadés qu’ouvrir un commerce est la bonne piste, ils hésitent sur sa nature : magasin de sport, garage… ? « Je voyais un joli garage avec des accessoires, quelque chose de bien rangé, qui donne envie… » La mère de Valérie était commerçante, elle ne connaît pas d’autre activité. Son mari est alors chauffeur routier. Valérie s’occupe de leur fils la journée, François la nuit. Pourquoi ne pas se lancer ensemble ? Elle sait qu’elle doit faire ses preuves dans le gros œuvre, montrer qu’elle, la fine, timide et jolie Valérie, peut en abattre. Elle décide de participer à la construction de leur maison à la bétonnière. « Tout le monde me disait : t’es bronzée, tu as été à la plage ? Je disais : non, j’ai coulé du béton tout l’été ! Les cailloux ont été les premiers jouets de notre fils… » Le couple décide alors de passer l’attestation de capacité pour le transport, histoire de prévoir des activités rentables. Valérie s’y prend à trois fois. Elle le rate de dix points, puis de trois points, puis l’obtient enfin ! « À l’époque, j’étais tellement timide. Je n’osais pas répondre aux questions. Et puis j’avais des vertiges atroces, il m’est arrivé de rester bloquée en haut des camions sans pouvoir descendre… Mon mari m’emmenait une échelle de meunier mais je ne voulais pas d’aide, alors j’ai passé une après-midi entière en haut du camion à ne pas pouvoir descendre ! » Quand ce n’est pas le vertige, sa peur des souris la fait sursauter en préparant les camions. Ce que deux neurologues, Albert Pitres et Emmanuel Régis, appellent « phobie de situation ». Ces phobies se développent chez les personnes en hyper-vigilance, et ce n’est pas sans lien avec ce que Valérie racontera plus loin dans ce portrait.

En attendant, la capacité obtenue, le vertige vaincu, les souris temporairement éloignées, il faut lever un autre problème et non des moindres : l’argent pour obtenir un bail. Celui gagné en Andorre a finalement servi à payer la maison à crédit pour la famille. La banque ne les aide pas vraiment à s’installer : si les Jimenez disposent des premiers documents exigés par le prospectus remis (un plan de charges, des prévisionnels solides), ils ne peuvent pas fournir autant de bulletins de salaire récents chez le même employeur sur la durée que demandé. La banque répond par un impersonnel courrier à en-tête : crédit refusé. C’est avec une enveloppe de 50 000 francs en liquide prêtés par sa belle-famille et une hypothèque de sa maison qu’elle peut finalement démarrer. Doucement, d’abord, en tâtonnant : Valérie gère les comptes, son mari les trajets. Mais elle est associée, pas seulement conjoint-collaborateur.

Peu après, alors qu’elle attend sa fille Manon, on lui répète à l’envi que cette répartition des rôles reste la meilleure parce qu’elle, femme, mère, ne sera pas capable de passer le permis poids lourds. Elle sera mieux derrière la caisse, derrière le bureau, et son mari sur la route. Alors évidemment, elle le passe, le permis poids lourds ! Et agrandit peu à peu leur champ d’activité. « Mon mari conduisant la nuit, mon beau-frère le jour, j’assurais les remplacements. On prenait tous les contrats : livraisons de Chronopost, dépôts de matériels… On se relayait pour garder la petite, bébé, alors que le grand était à l’école. Parfois on se croisait sur la route en camion, hop, on passait le cosy de l’un à l’autre et on avançait vers la prochaine mission ! »

Vingt ans après, le nom de Jimenez s’affiche partout dans la région. Valérie a remporté de nombreux prix de management et d’entrepreneuriat. Le groupe Jimenez est devenu un acteur incontournable du secteur des transports. Le petit garçon qui jouait avec les cailloux est désormais le directeur technique, marketing et communication du groupe et directeur général de la nouvelle activité de déménagement. Il apporte un regard actuel sur une activité dont l’image n’évoque pas toujours le glamour et les paillettes. La famille et l’entreprise se mêlent : à mesure des années, et des fusions-acquisitions, un beau-frère, une belle-sœur, entrent et sortent de l’activité familiale. Valérie, toujours initiatrice des repas de famille, déteste les conflits latents mais n’a rien contre une bonne crise qui tache : « Je préfère qu’on crie, on se dit tout, et après ça passe ! Quand on a des visions différentes, au bout d’un moment, c’est plus clair de se séparer, pour tout le monde. » Même si ce n’est pas toujours facile. La mère de Valérie, d’origine italienne, aurait bien vu sa fille avec un médecin plutôt qu’un chauffeur routier. La mère de son mari était, elle, « une sainte espagnole » selon son fils. Le mélange des deux familles n’a pas toujours coulé de source. « Mon mari me disait, ta famille a des casseroles, je lui disais : eh, bien ! La tienne a des fait-tout ! »

Finalement, personne ne fut canonisé, les casseroles furent mises au pot commun, et aujourd’hui ce sont près de 1 000 cartes grises dont 500 semi-remorques estampillées JIMENEZ qui arpentent les routes de France et d’ailleurs… « Le camion c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas ! » lance Valérie, qui n’hésite pas à dégainer des clés et à escalader l’un des véhicules pour en démarrer le moteur en cas de surcroît d’activité. Une holding, deux sociétés de transports, des reprises régulières avec plus ou moins de chance, comme cette dernière dont les patrons s’enfuient à l’île Maurice avec la caisse à la veille de la reprise. Quand on rachète une société pour faire du bénéfice et que l’on se retrouve à gérer une affaire judiciaire, comment ça se passe ? Finalement pas si mal pour Valérie Jimenez, qui a installé un groupe de parole et des arbres de Noël communs entre toutes ses sociétés. « Les pauvres, les salariés, ils ont connu un patron qui les abandonne, on ne se sentait pas avec mon mari de les abandonner nous aussi. Alors tant pis, on gère les déficits. » Sans oublier la salle de yoga aménagée sur place avec des ballons de Pilates, le Shiatsu-shi, la masseuse qui vient une fois par semaine et le psy à disposition ! « On organise aussi des “vis ma vie” avec les personnes du Stade Toulousain Handisport ! » s’enthousiasme Valérie.

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