Mesopotamia

Auteur : Olivier Guez
Editeur : Grasset

Vous ne la connaissez pas, pourtant elle a tenu le monde entre ses mains. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Gertrude Bell a dessiné les frontière de l'Orient, dans ce désert sauvage où tout a commencé : le pays entre deux fleuves, le Tigre et l'Euphrate.
Aventurière, archéologue, espionne, parlant l'arabe et le persan, elle fut la première femme puissante de l'Empire britannique, mais aussi une héroïne tragique. Idéaliste comme son ami et frère d'âme Lawrence d'Arabie. Impérialiste et courageuse comme le jeune Winston Churchill. Enfant aimée et incomprise d'une riche famille victorienne. Amoureuse éperdue. Et une énigme pour nous : celle des femmes que l'Histoire a effacées.
Olivier Guez lui rend sa gloire et nous offre une épopée flamboyante : de la découverte de gigantesques gisements pétroliers aux jeux de pouvoir cruels entre Britanniques, Français et Allemands, des négociations sous les tentes bédouines aux sables de Bagdad où se perdent nos rêves.
Le roman de Gertrude Bell dessine la vaste freque de la première mondialisation, quand le plus grand empire de tous les temps s'approprie une contrée mythique et maudite, terre d'Abraham, du déluge et de Babel, tombeau d'Alexandre le Grand : la Mésopotamie.

24,00 €
Parution : Août 2024
416 pages
ISBN : 978-2-2468-1895-3
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Extrait

Bassora, mars 1916

Miss Bell essuie ses bottines crottées sur le pas de l’entrée et écarte d’un geste agacé l’essaim de moucherons qui lui tourne autour. Un boy somalien, en tunique et turban, se précipite pieds nus pour la débarrasser de sa capeline et de son ombrelle détrempées. Il la prie de le suivre, Sir Percy Cox l’attend dans son bureau. Il est revenu de mission ce matin.
Grand et sec, le regard bleu perçant, Cox n’a pas changé depuis leur dernière rencontre chez des amis communs à Londres, sept ans plus tôt. Ses cheveux ondulés ont peut-être grisonné mais il n’a pas pris une ride et porte l’uniforme de manière toujours aussi distinguée. À son col, Miss Bell reconnaît les pattes blanches des officiers politiques de l’armée des Indes : serviteur chevronné de l’empire, Cox, cinquante et un ans, est le chef de l’administration civile en Mésopotamie occupée, après avoir officié en Somalie, en Perse, et dans plusieurs émirats du golfe Persique.
Célèbre pour son tact et son sang-froid, Cox se montre indigne de sa réputation cet après-midi-là. Dissimulé derrière une pile de cartes topographiques et de photos aériennes, il triture sa moustache sous un portrait du roi George V et peste contre la pluie qui tambourine en continu sur le toit de son QG, un bâtiment campé le long d’un canal fétide engourdi par le croassement des grenouilles et des crapauds, la rengaine hivernale de Bassora, cité lacustre à l’embouchure de l’estuaire séparant la Perse de la Mésopotamie.
La pagaille y règne, Miss Bell l’a constaté depuis une semaine qu’elle est en ville. La logistique de l’armée des Indes est défaillante, les Britanniques tâtonnent, improvisent, manquent de tout. Il est difficile, sinon impossible, de loger les centaines de milliers de chevaux, de soldats, de médecins et de brahmanes qui ont débarqué, et de ravitailler cette grande armée d’Orient, faute de hangars et d’installations frigorifiques pour les denrées périssables. Le sud de la Mésopotamie n’a que des dattes, quelques légumes et un peu de bétail à offrir, alors il faut tout importer des Indes. Mais la vieille cité commerçante n’est pas armée pour abriter l’escadre qui lanterne dans ses eaux. Son port engorgé, les gros navires mouillent au large. Sous des trombes d’eau ou un soleil accablant, il faut des heures, voire des jours, pour transborder hommes, animaux, marchandises et munitions sur de plus petits transports, des gondoles, de frêles caïques, jusqu’aux rivages boueux infestés de mouches et de moustiques. Miss Bell en a fait l’expérience et malgré ses bas, elle a été piquée aux jambes durant la traversée. Elle a noté en chemin que l’unique navire-hôpital est débordé, et que le flux d’embarcations n’est pas près de se tarir. D’Égypte, des Indes, l’état-major a rameuté des bateaux à roues à aube, des yachts et des vapeurs côtiers à faible tirant d’eau, seuls à même de remonter le Tigre pour acheminer les renforts et ravitailler les divisions plus au nord. Comme au temps d’Abraham, il n’y a ni route carrossable ni chemin de fer dans le sud de la Mésopotamie.
Cox actionne une clochette, il est dix-sept heures, le boy se présente avec le thé. « Nous sommes dépassés et le moral des hommes est en berne », dit Sir Percy à Miss Bell, en remuant vigoureusement sa cuiller dans une tasse en porcelaine. Il la boit d’un trait, comme un alcool fort, insensible à la chaleur du breuvage. « Ils combattent dans des conditions déplorables et tournent en rond lorsqu’ils viennent en permission. À Bassora, on n’est pas à l’arrière du front français. Les soldats ne trouvent ni alcools, ni cabarets, et encore moins de femmes, mais des cafés pouilleux fréquentés par des hommes exclusivement. » Les joues de Miss Bell rosissent. Assise sur le bord de sa chaise, le buste rigide, elle lui lance un regard indigné. Cox s’excuse pour la crudité de ses propos, ils ne sont pas dignes d’une interlocutrice de son rang, qu’elle le pardonne, ses nerfs sont à vif, il croule sous les doléances. Les troupes râlent contre la médiocrité de leurs rations, du corned beef, du pudding gluant en conserve et de la marmelade d’oranges, « sur lesquels ces satanées mouches fondent immédiatement ». Les soldats végétariens, « des Hindous tordus », réclament de la farine de blé dur et des légumes, et la semaine dernière, « faute de sérum », deux de ses adjoints, « des jeunes gars brillants du Lancashire », sont morts après s’être fait piquer par des cobras dans les marais jouxtant la ville. Les lunettes de soleil dont sont équipés les soldats sont de si médiocre qualité qu’ils les jettent à l’eau. Le commandement militaire est désinvolte, ses prévisions – « pour peu qu’il ait planifié quoi que ce soit », pense Miss Bell – se sont révélées erronées, il manque de transports de troupes, de médecins et d’aéroplanes ; les fleuves sont difficilement navigables, et les instructions qu’il reçoit de Londres, de Delhi et du Caire contradictoires. « Avec les Arabes du coin, ça ne prend pas vraiment », soupire Cox de sa voix grave. Le chef de l’administration civile en Mésopotamie allume un cigare. À travers les vitres, on entend le vent hurler et l’appel à la prière. Le soir tombe, la pluie a cessé, la ville pue.
Gertrude Bell le sait. Lorsqu’elle était en mission aux Indes avant de gagner Bassora, le vice-roi lui a fait lire certains rapports confidentiels : Cox a beau parler leur langue et être rompu aux négociations avec les potentats de la région, il ne parvient pas à nouer des relations de confiance avec les cheikhs locaux. Des milliers de leurs hommes ont rejoint les forces ottomanes et leurs chefs religieux ont déclaré le jihad contre les Anglais infidèles, « ces chiens fils de chiens qui ont envahi des terres musulmanes et veulent avilir l’islam ». D’autres, attentistes, se méfient d’éventuelles représailles turques, ne sachant pas si les Britanniques vont rester. « Vous connaissez les Arabes comme moi, dit Cox, en resserrant son nœud de cravate, ils sont toujours du côté des vainqueurs. » Miss Bell, silencieuse, triture ses gants puis avale quelques gorgées de thé. Elle a lu que des bédouins ont pillé des campements, dépouillé des cadavres et égorgé des blessés anglo-indiens pour récupérer leurs armes. Des maraudeurs, des bonimenteurs et des chacals : en ville, la tension est palpable, les altercations se multiplient, des entrepôts et des magasins ont été pillés ; et à Kut, à quatre cents kilomètres, la situation de la sixième division est désespérée

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