Le scandale du siècle: Ecrits journalistiques

Auteur : Gabriel Garcia Márquez
Editeur : Grasset
Sélection Rue des Livres

Le journalisme a été la grande affaire de la vie de Gabriel Garcia Marquez. Ses années de formation ont été consacrées au métier de reporter qu’il exerçait avec une passion jamais démentie, et son œuvre littéraire en découle dans une filiation revendiquée par lui.
La présente anthologie rassemble donc 50 textes de la période journalistique de l’homme qui recevra le Prix Nobel de Littérature en 1982, et nous offre un éclairage passionnant sur le parcours du grand écrivain colombien.
Le lien narratif entre journalisme et littérature semble évident à la lecture de ces textes courts, qu’il s’agisse de scènes de la vie quotidienne, de brèves histoires poétiques, de chroniques poli-tiques sur les Sandinistes et l’élite politique colombienne, ou de réflexions intitulées « Le fantasme du Prix Nobel » ou « Comment écrire un roman ». Un portrait de Hemingway, un autre de Fidel Castro, des évocations de Paris, Mexico ou Bogota complètent ce choix de textes dont on ne peut qu’admirer la hauteur de vue et surtout le rythme. Gabriel Garcia Marquez fut ce grand conteur de l’Histoire aussi bien dans ses romans que dans ses écrits dits journalistiques.

Traduit de l'espagnol (Colombie) par Gabriel Iaculli.
23,00 €
Parution : Novembre 2022
500 pages
ISBN : 978-2-2468-1962-2
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Extrait

Le Barbier présidentiel

Dans l’édition d’un journal officiel on a publié il y a quelques jours une photographie de M. le président de la République Mariano Ospina Pérez, prise lors de l’inauguration du service téléphonique direct entre Bogotá et Medellín. Sérieux, soucieux, le chef de l’exécutif figure sur l’image entouré de dix ou quinze appareils téléphoniques qui semblent être la cause de son air concentré et attentif. Je crois qu’aucun objet ne donne une impression aussi nette de l’homme affairé, du fonctionnaire entièrement voué à la résolution de divers problèmes délicats, que ce cheptel de téléphones (et je demande, entre parenthèses, que l’on applaudisse cette métaphore, surréalistiquement maniérée) qui orne l’image présidentielle. À l’aspect de ceux qui s’en servent, on dirait que chaque récepteur est destiné à être rattaché en particulier à l’une des multiples affaires d’État que M. le Président se verra engagé à traiter à longue distance de son lointain bureau de premier magistrat. Toutefois, malgré l’impression qu’il donne d’être un homme prodigieusement occupé, M. Ospina Pérez est toujours, même sur la photographie qui m’occupe, un homme correctement vêtu, aux filaments de ses cimes enneigées soigneusement coiffés, au menton rasé doux et lisse, tel un témoignage de la fréquence avec laquelle le président recourt à l’efficace et intime complicité de son barbier. En fait, telle est la question que je me suis posée en contemplant cette photographie du dirigeant le mieux rasé d’Amérique. Qui est le barbier du palais ?
M. Ospina est un homme avisé, prévoyant, qui semble avoir une connaissance profonde du caractère de ceux qui le servent. Ses ministres sont des hommes de toute confiance, en lesquels il n’est pas possible de déceler de manquements à l’amitié présidentielle, que ce soit en parole ou en pensée. Le cuisinier du palais, si le palais en a un, doit être un fonctionnaire de conviction idéologique irrévocable, voué à préparer avec un soin exquis les plats qui, peu d’heures plus tard, iront servir de facteur hautement nutritif à la plus éminente digestion de la République, qui doit être bonne et sans souci. De plus, étant donné que même dans la cuisine du palais pénètrent clandestinement les calomnies les plus malintentionnées de l’opposition, un honnête goûteur doit être présent à la table présidentielle. Si tout cela vaut pour les ministres, le cuisinier et le garçon d’ascenseur, que peut-il en être du barbier, l’unique mortel ayant voix au chapitre qui puisse s’accorder la liberté démocratique de caresser le menton du président avec le fil acéré d’un couteau de barbier ? Par ailleurs, qui pourrait être ce personnage influent auquel tous les matins M. Ospina fait part de ses inquiétudes de la nuit précédente, à qui il raconte avec une minutie pointilleuse la trame de ses cauchemars, et qui est en définitive un conseiller efficace, comme doit l’être tout barbier digne de ce nom ?
Souvent le sort d’une république dépend moins de tous ses représentants que d’un seul barbier, comme dans la plupart des cas celui des génies, dit le poète, dépend de la sage-femme. M. Ospina le sait bien, et peut-être est-ce pour cela qu’avant de sortir pour aller inaugurer le service téléphonique direct entre Bogotá et Medellín, le chef de l’exécutif, yeux fermés, jambes allongées, s’est livré au plaisir de sentir tout près de son artère jugulaire le froid et ironique contact du sabre, pendant que dans sa tête défilaient en rang serré tous les problèmes compliqués qu’il allait lui falloir résoudre au cours de la journée. Il est possible que le Président ait informé son barbier qu’il allait inaugurer ce matin un service téléphonique parfait, fierté de son gouvernement. « Qui vais-je appeler à Medellín ? », a-t-il dû demander en sentant monter le tranchant de la lame sur sa gorge. Et le barbier, qui est un homme discret, père de famille et simple passant pendant ses heures libres, a sans doute gardé un silence prudent mais significatif. Parce que, en fait, a-t-il dû se dire, si lui, au lieu d’être ce qu’il est, était président, il aurait assisté à l’inauguration du service téléphonique, se serait saisi du combiné et, visiblement soucieux, aurait dit d’une voix de fonctionnaire efficace : « Opératrice, passez-moi l’opinion publique. »
16 mars 1950, El Heraldo, Barranquilla

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