Lève-toi et tue le premier
« Face à celui qui vient te tuer, lève-toi et tue le premier. » C’est par cette citation du Talmud que s’ouvre le livre-événement de Ronen Bergman, le premier ouvrage exhaustif sur les programmes d’assassinats ciblés menés par les services du Mossad, du Shin Bet et de l’armée israélienne. Depuis les mois qui ont précédé la création de l’État jusqu’aux menaces les plus contemporaines, Israël s’est appuyé sur le renseignement et les opérations secrètes pour préserver sa sécurité en exécutant, sur son sol ou à l’étranger, ses ennemis. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les Israéliens ont ainsi éliminé de manière ciblée plus d’individus que n’importe quel autre pays occidental.
Il a fallu plusieurs décennies d’enquête à l’auteur pour réunir ces milliers de documents – dont beaucoup sont encore aujourd’hui classifiés – et pour mener des centaines d’entretiens avec des responsables du Mossad, des anciens Premiers Ministres israéliens, ou encore des membres de commandos parfois célèbres, remontant ainsi toute la chaîne depuis les agents exécutants jusqu’aux plus hautes sphères politiques. Bergman nous fait revivre les grands succès de ces opérations secrètes, certains échecs également, et écrit ainsi une histoire parallèle de l’État hébreu. Une histoire de l’ombre dont on comprend dès les premières pages qu’elle est ancrée dans l’ADN de la nation israélienne.
Il s’agit d’un projet extrêmement ambitieux mais aussi d’un fabuleux page-turner qui se dévore, chapitre après chapitre, à l’instar des meilleures séries télévisées. Et pourtant nous ne sommes pas du côté de la fiction, Bergman nous raconte un monde secret mais bien réel qui continue, encore aujourd’hui, de modeler le Moyen-Orient et les relations internationales.
Extrait
Dans le sang et le feu
Le 29 septembre 1944, David Shomron se dissimulait dans l’obscurité de St. George Street, non loin de l’Église roumaine à Jérusalem. Une dépendance de l’édifice religieux servait de logement aux officiers des autorités britanniques qui gouvernaient la Palestine, et Shomron attendait qu’en sorte l’un de ces officiers, un dénommé Tom Wilkin.
Wilkin commandait l’Unité juive du Département d’enquête criminelle (le Criminal Investigation Department, ou CID) du Mandat britannique en Palestine, et il excellait dans sa mission, notamment pour tout ce qui concernait l’infiltration et la déstabilisation d’une clandestinité juive rétive1. Agressif, mais aussi exceptionnellement patient et calculateur, Wilkin parlait couramment l’hébreu et, au bout de treize années à ce poste en Palestine, avait fini par tisser un vaste réseau d’informateurs. Grâce aux renseignements que ceux-ci lui fournissaient, on avait pu procéder à l’arrestation de combattants de l’ombre, faire saisir leurs caches d’armes et déjouer les opérations qu’ils fomentaient, toutes destinées à forcer les Britanniques à quitter la Palestine2.
C’était pour cela que Shomron allait le tuer.
Shomron, et son coéquipier ce soir-là, Yaakov Banai (nom de code Mazal – « la Chance »), étaient des agents du Lehi, le plus radical des mouvements clandestins sionistes combattant les Britanniques au début des années 1940. Le Lehi avait beau être l’acronyme d’une formule en hébreu, « Combattant pour la liberté d’Israël » (Lohamei Herut Israël), les Britanniques considéraient ce groupement comme une organisation terroriste et préféraient opter pour cette appellation méprisante : Stern Gang, ou Groupe Stern, du nom de son fondateur Avraham Stern, un romantique ultra-nationaliste. Stern et son groupuscule de partisans semaient la violence avec des assassinats et des attentats à la bombe ciblés – une campagne de « terreur individuelle », ainsi que la qualifiait Yitzhak Shamir, chef des opérations du Lehi (et plus tard Premier ministre)3.
Wilkin se savait visé4. Le Lehi avait déjà essayé de les supprimer, son supérieur Geoffrey Morton et lui, près de trois ans auparavant, lors de la première opération bâclée de l’organisation. Le 20 janvier 1942, des exécuteurs avaient placé des bombes sur le toit et à l’intérieur de l’immeuble situé au 8, Yael Street, à Tel Aviv. Au lieu de quoi, ils avaient finalement tué trois officiers de police, deux Juifs et un Anglais qui, arrivés avant Wilkin et Morton, avaient déclenché les charges explosives. Puis, blessé suite à une autre tentative de meurtre, cette fois en représailles à la mort de Stern, Morton avait fui la Palestine.
Aucun de ces détails, des tenants et aboutissants, de qui avait tué qui et dans quel ordre, ne comptait aux yeux de Shomron5. Les Britanniques occupaient la terre que les sionistes considéraient comme étant légitimement la leur, voilà tout ce qui lui importait – et le fait que Shamir ait prononcé la condamnation à mort de Wilkin.
Pour Shomron et ses camarades, Wilkin n’était pas une personne, mais plutôt une cible de première importance, une proie de choix. « Nous étions trop occupés et trop affamés pour songer aux Britanniques et à leurs familles », déclara Shomron des années plus tard6.
Après avoir découvert que Wilkin résidait dans l’annexe de l’Église roumaine, les assassins entamèrent leur mission. Shomron et Banai avaient dans leurs poches des revolvers et des grenades à main. D’autres agents du Lehi, élégamment habillés, en costume et chapeau pour se donner l’air d’Anglais, étaient postés à proximité.
Wilkin quitta les quartiers des officiers situés dans l’église et se dirigeait vers les locaux du CID, dans le quartier du Russian Compound, où les suspects d’action clandestine étaient détenus et interrogés7. Comme toujours, il était sur ses gardes, scrutant la rue tout en marchant et gardant constamment une main dans sa poche. À l’instant où il traversa à l’angle des rues St. George et Mea Sharim, un jeune homme assis devant l’épicerie de quartier se leva et laissa tomber son chapeau. C’était le signal, et les deux tueurs marchèrent en direction de l’Anglais qu’ils purent identifier d’après les photographies qu’ils avaient examinées au préalable. Shomron et Banai le laissèrent passer, empoignant leurs revolvers de leurs mains moites.
Ensuite, ils se retournèrent et dégainèrent.
« Avant de passer à l’acte, Mazal [Banai] m’a dit, “Laisse-moi tirer le premier”, se rappelait Shomron. Mais quand nous l’avons vu, j’imagine que je n’ai pas pu me retenir. »
À eux deux, ils tirèrent quatorze coups de feu. Onze de leurs balles atteignirent Wilkin. « Il a réussi à se retourner et à sortir son arme, m’a confié David Shomron, mais ensuite il est tombé à plat ventre. Du sang a giclé de son front, comme d’une fontaine. Ce n’était pas très beau à voir. »
Shomron et Banai se précipitèrent à couvert et s’enfuirent dans un taxi à bord duquel les attendait un autre homme du Lehi.
« La seule chose qui m’a peiné, c’est que nous avions oublié d’emporter sa serviette qui contenait tous ses documents », m’a avoué Shomron. À part cela, « je n’ai rien ressenti, pas même un petit pincement au cœur de culpabilité. Nous estimions que plus il repartirait de cerceuils à Londres, plus le jour de la liberté se rapprocherait8 ».
L’idée que le retour du peuple d’Israël sur la terre d’Israël ne pourrait advenir que par la force n’était pas née avec Stern et ses camarades du Lehi.
Les racines de cette stratégie peuvent être attribuées aux huit hommes qui se réunirent dans un logement étouffant, une pièce donnant sur une orangeraie, à Jaffa, le 29 septembre 1907, exactement trente-sept ans avant qu’un geyser de sang ne jaillisse de la tête de Wilkin. La Palestine faisait encore partie de l’Empire ottoman9. Yitzhak Ben-Zvi, un jeune Russe qui avait émigré en Palestine ottomane plus tôt cette année, louait cette pièce. Comme les autres personnes présentes dans son logement ce soir-là – tous des émigrants de l’Empire russe, assis sur un matelas de paille à même le sol de cette pièce éclairée à la bougie –, c’était un sioniste fervent, bien que membre d’une secte scissionniste qui avait naguère menacé le mouvement d’éclatement.
Le sionisme (l’idéologie politique) avait été fondé en 1896 avec la publication de Der Judenstaat (L’État juif), livre d’un journaliste viennois, Theodor Herzl. Ce journaliste avait couvert le procès d’Alfred Dreyfus, officier de l’armée française injustement accusé et condamné pour trahison, et en avait été profondément affecté.
Dans son livre, Herzl affirmait que l’antisémitisme était si profondément enraciné dans la culture européenne que le peuple juif ne parviendrait à accéder à une véritable liberté et à la sécurité que dans son propre État-nation. L’élite juive d’Europe occidentale, qui avait réussi à se ménager une existence confortable, rejetait généralement les thèses de Hertzl. En revanche, ses idées trouvaient un écho favorable parmi les Juifs pauvres et les classes laborieuses d’Europe orientale, soumis à des pogroms récurrents et à une oppression permanente, auxquels certains réagissaient en adhérant aux mouvements subversifs de gauche.
Hertzl lui-même voyait en la Palestine, patrie ancestrale des Juifs, le lieu idéal d’un futur État hébreu, mais il maintenait que si une nation juive voulait réussir à vivre en paix, toute colonie établie sur cette terre devrait être gouvernée de façon réfléchie et mesurée par les voies diplomatiques appropriées et avec l’approbation de la communauté internationale. La conception de Hertzl se répandit bientôt sous l’appellation de sionisme politique.
Pour leur part, Ben-Zvi et ses sept camarades, comme la plupart des autres Juifs russes, étaient des sionistes pragmatiques10. Au lieu d’attendre que le reste du monde leur octroie un foyer, ils croyaient à l’idée d’en créer un par eux-mêmes, en se rendant en Palestine, en travaillant la terre, en faisant fleurir le désert. Ils se saisiraient de ce qu’ils considéraient comme leur propriété légitime, et ils défendraient leur prise.