Se réjouir de la fin

Auteur : Adrien Gygax
Editeur : Grasset

On sait peu de choses de l'homme qui écrit ces lignes, qui évoque son histoire, ses rencontres, ses joies et la satisfaction qu'il ressent à voir sa vie se terminer. Ou plutôt, on sait ceci, annoncé d’emblée : « Ce texte a été découvert dans les affaires personnelles d’un résident de la maison de retraite. Il l’aurait rédigé entre son entrée et le 22 janvier 2019, date de son décès ». Depuis le lieu qu'il habite désormais, il voue ses heures à une puissante contemplation des beautés et des douceurs qui l'entourent. Il débusque les instants de bonheur dans les détails le plus futiles, se réjouit de dessiner comme un enfant, de ne plus avoir à changer d'avis, de recevoir du courrier, de faire le sourd, d’être au bout de ses peines ou de garder des secrets… Chaque court chapitre est l'occasion d'un effarement, d'une allégresse ou d'une douce mélancolie.
Un roman délicat et tendre, qui est aussi une méditation sur la vie, le temps, la nature.

13,50 €
Parution : Février 2020
112 pages
ISBN : 978-2-2468-2145-8
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Extrait

Lâcher prise

22 avril 2019

J’ai vécu les poings serrés, me suis agrippé à bien des choses, n’ai rien voulu lâcher. Je tenais à ceci et à cela, tout me semblait devoir dépendre de moi. Voilà un défaut tout à fait humain, nous nous croyons responsables de tout. Le temps m’a appris le contraire. On prévoit, on planifie et on construit sur un tas de sable que le vent de la vie souffle et déforme à son gré.
Je voulais être père et ne le suis jamais devenu. Je suis resté un fils puis un mari, la vie m’a arrêté là. Au-delà de cette limite mon ticket n’était plus valable. Je n’avais pas prévu d’être veuf, Nathalie était la plus jeune de nous deux, et elle tenait une grande santé. Je l’avais prise pour durer au moins autant que moi. Mais, un matin d’avril, au fond du jardin, tout s’est envolé. Sa voix, ses gestes, son regard, sa façon de m’aimer, de m’écouter, tout ça. Elle s’en était allée, laissant son corps vide, là, au pied des framboisiers, comme un poids dont elle aurait voulu se débarrasser.
J’aimais trop ma maison pour la quitter, c’était une bâtisse magnifique entourée d’un jardin scintillant, un délice. Et je détestais trop les maisons de retraite pour y entrer. Pourtant me voici dans ce bloc de béton maintenant, et ma maison est vendue. Mes poings sont toujours serrés, je m’accroche encore, au vent, à l’air, à rien du tout. Je ne sais faire que ça. Mes poings serrés sont comme deux culs-de-sac. Mes mains crispées ne se déplient plus, ce ne sont pas des doigts que j’ai, ce sont des crochets. La vie est une chute vertigineuse alors on s’accroche, on chope, on agrippe, on empoigne. On s’efforce pour ne pas lâcher prise.
Mais c’est décidé, j’arrête. J’arrête le contrôle, j’arrête l’immobilisme, j’arrête la crispation. C’est le moment ! Si je ne le fais pas maintenant je ne le ferai jamais. Allez, le temps est venu. J’essaie, je me lance. Je vais prendre une grande inspiration et ouvrir mes mains. Je vais me déplier comme une fleur au retour du soleil. Je vais lâcher prise et chuter, dégringoler. Je vais descendre je ne sais où, foncer, plus rien ne me retiendra. Et la vie sera là, elle reviendra dans mes mains grandes déployées, elle m’accompagnera dans ma chute et ce sera sublime. Car la vie c’est la vitesse, le mouvement, toujours ! Même lorsqu’elle touche à sa fin.

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