Disparaître

Auteur : Mathieu Menegaux
Editeur : Grasset
Sélection Rue des Livres

Une jeune femme met fin à ses jours à Paris, dans le XVIII° arrondissement.
Un homme est retrouvé noyé sur une plage, à Saint-Jean Cap Ferrat, sans que personne soit en mesure de l’identifier : le séjour en mer l’a défiguré, et l’extrémité de chacun de ses doigts a été brûlée.
Quel lien unit ces deux affaires ? Qui a pris tant de soin à préserver l’anonymat du noyé, et pour quelles raisons ? Qu’est-ce qui peut pousser un homme ou une femme à vouloir disparaître ?

Avec ce roman impossible à lâcher, Mathieu Menegaux rejoint ceux qui pensent que les histoires d’amour finissent mal, en général.

18,00 €
Parution : Janvier 2020
216 pages
ISBN : 978-2-2468-2200-4
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Extrait

Paris – Les Abbesses

Un silence brutal vient de s’abattre sur les Abbesses. Quelques instants auparavant, la rue des Trois-Frères grouillait de monde, des hommes et des femmes riaient, s’apostrophaient, trinquaient, s’embrassaient, fumaient et parlaient fort. Ils occupaient tout l’espace des trottoirs étroits, traînant parfois sur la chaussée, au risque de se faire klaxonner par les automobilistes qui osent affronter les coteaux de la butte Montmartre un soir de juin. En une seconde toute cette foule s’est figée. Les joyeux drilles se sont statufiés. Le cri les a glacés. Tous ont tourné la tête, cherché à localiser d’où il provenait. Il retentissait encore, alors qu’il n’avait duré que quelques secondes. Un hurlement de femme, primitif et inoubliable. Certains, rares, ont vu le corps chuter. La plupart n’en ont pas eu le temps. Mais, au silence qui a suivi le choc, tous ont compris qu’elle était morte.
L’agitation succède à la sidération. Des dizaines de personnes sortent leur téléphone pour appeler les secours, certains charognards pour être les premiers à prendre en photo la scène macabre. Beaucoup crient à leur tour, tremblent, pleurent, se réfugient dans les bras les uns des autres. Un cercle se forme autour du corps, un étudiant en médecine se faufile et s’agenouille auprès de la dépouille, pour chercher du bout des doigts le pouls sur la carotide. En vain. Au vu de la position du corps, il vaut mieux qu’elle soit morte, songe-t-il. Par réflexe, il se relève et intime aux badauds de reculer mais ils sont nombreux à vouloir satisfaire une morbide curiosité. Elle a vingt-cinq ans à peine, des cheveux noirs bouclés encadrent un visage harmonieux épargné par la chute. Elle est vêtue d’une robe noire et blanche, elle est jambes et pieds nus et la vision des membres désarticulés est une épreuve pour les spectateurs qui se sont approchés. Les commentaires vont bon train, c’est épouvantable, quelle tristesse, quelle horreur, mon Dieu, mais qu’est-ce qui peut bien pousser une si jolie fille à se jeter par la fenêtre ? La plupart des badauds s’éloignent et rentrent chez eux, choqués.
Les secours arrivent enfin, dans un vacarme amplifié par l’étroitesse des rues. Les pompiers ne ménagent pas les charognards qui sont demeurés à proximité du corps, et certains téléphones heurtent le sol pavé. Enfin, un périmètre de sécurité est établi quand survient la police. La responsable des opérations a une trentaine d’années, à peine, les cheveux attachés. Elle porte une veste en cuir, le brassard Police au bras droit, et, malgré son jeune âge, elle a le regard de ceux qui ont déjà eu rendez-vous avec un cadavre. Les pompiers ont eu tôt fait de confirmer le décès, mais le corps n’est pas évacué tout de suite : il faut attendre les équipes de l’identité judiciaire qui vont effectuer les clichés et les relevés, procédure habituelle en cas de mort violente. Certains témoins se présentent d’eux-mêmes à l’officière de police, mais aucun n’a assisté au début de la chute. La victime est-elle tombée depuis le toit de l’immeuble, ou a-t-elle basculé par la fenêtre ? Impossible de le savoir dans l’immédiat. La policière exhorte l’un des occupants du bâtiment, au spectacle, accoudé à la rambarde de sa fenêtre, à descendre ouvrir la porte cochère, verrouillée par un code. Après d’interminables secondes, enfin, l’huis s’ouvre. Pas de concierge, une loge transformée en local à poussettes, et des boîtes aux lettres ornées d’une collection d’étiquettes raturées. Parmi tous ces noms, il doit y avoir celui d’une femme qui ne relèvera plus son courrier. Les policiers en tenue gravissent les étages, frappent aux portes et interrogent en vitesse les habitants pour identifier la victime. Ils reviendront plus tard poser des questions sur les circonstances. Seul l’occupant du sixième gauche ne répond pas aux coups frappés à la porte. De l’extérieur, effectivement, la fenêtre est ouverte et pas une tête ne dépasse. Comment s’appelle votre voisine ? Vit-elle avec quelqu’un ? Personne ne sait répondre. Bonjour, bonsoir, elle était là depuis quelques mois, la jeune du sixième, une fille très discrète, on se croisait rarement, comment voulez-vous que je sache comment elle s’appelle ? L’identité judiciaire est là, il était temps, on va pouvoir évacuer le corps, mais la police demeure sur place. Il faut attendre le serrurier, maintenant, procéder à l’ouverture de la porte de ce sixième sans ascenseur. Dans l’intervalle, d’autres témoignages sont recueillis, mais qu’y a-t-il à dire de plus ? Tout se résume en trois temps : un cri, un bruit, une morte.
La capitaine Balansart s’impatiente. Elle aurait dû demander aux pompiers de fracasser la porte. Rien à faire qu’attendre. La fille n’avait pas de papiers sur elle. Une gamine. Quelle tristesse. Quel gâchis. Il va falloir téléphoner à ses parents, les sortir de leur sommeil pour briser leur vie à jamais. Votre fille a eu un accident. Combien de fois a-t-elle prononcé ces mots ? À chaque intervention sur une scène de crime ou d’accident, elle prie pour que la victime ne soit pas tout à fait morte, qu’elle décède à l’hôpital, que ce soit le type ou la femme en blouse blanche qui prévienne les proches. Le médecin, au moins, peut affirmer qu’il a tout essayé, qu’il s’est battu, rassurer la famille sur l’absence de souffrance du défunt. Il a un stéthoscope autour du cou. Alors qu’elle, elle n’a rien. Rien d’autre à dire que oui, c’est grave, cet accident, très grave, même. Fatal. Que le fils, la fille, l’époux, la mère, la femme, le fiancé est décédé. Mort. Ce qui s’est passé ? Il est trop tôt pour l’affirmer, nous allons procéder à une enquête. Où est-il ? Vous pourrez le voir d’ici quelques heures, à l’Institut médico-légal de Paris. Il est nécessaire que vous vous y rendiez, oui, la justice et la police de la République française ont besoin de vous pour confirmer l’identité du défunt. Quand elle en parle avec ses collègues, ils sont unanimes. Tous ont fini par mettre une distance entre eux et ces images de leur quotidien. La mort et ses différents visages, d’apaisement, de crainte, de souffrance, d’horreur, les odeurs pestilentielles d’excréments ou de décomposition, les théâtres de torture ou de règlements de comptes, les blessures de guerre, ils tiennent le choc. Mais le désespoir des familles, la plainte, le silence hébété, les pleurs incontrôlables, les tremblements dans la voix, l’incrédulité, la violence, ils ne s’y font pas. Chaque nouvel appel ou chaque confrontation est unique, pénible, traumatisante. Balansart est appelée, enfin, et peut chasser ces pensées. L’artisan est arrivé.
Il ouvre la porte sans difficulté. Le verrou était tourné de l’intérieur, indique le serrurier. Deux agents pénètrent dans l’appartement, un minuscule deux-pièces, et confirment à la capitaine qu’il n’y a personne à l’intérieur. Elle hésite à entrer à son tour : elle pourrait demander à l’identité judiciaire de monter et de prendre les empreintes dans l’appartement. Pas besoin d’être sortie major de l’École nationale supérieure de la police pour affirmer qu’il s’agit d’un suicide mais l’équipe est encore en bas, autant ne négliger aucune hypothèse. Elle demande aux agents de les faire monter, enfile une nouvelle paire de gants et franchit le seuil du logement. Tout est impeccable, rangé et il flotte dans l’air un parfum de femme, que Balansart connaît, sans parvenir à le nommer. Le couvert est mis sur une table joliment dressée, que personne n’a dérangée. Une table basse, avec deux bols remplis l’un de radis, l’autre de tomates cerise, et un iPhone X. Au pied du lit, dans la chambre, un sac à main. Bottega Veneta, chic. À l’intérieur, un portefeuille, une carte d’identité, voilà pour le nom de la victime. Pour Balansart, la messe est dite : une jeune femme attendait un homme. Il n’est pas venu. Elle s’est jetée par la fenêtre. Fin de l’histoire.

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