Cher connard

Auteur : Virginie Despentes
Editeur : Grasset

C'est une suite de lettres entre amis qui se sauvent la vie. Dans ce roman épistolaire, Virginie Despentes revient sur le thème qui unit tous ses livres - comment l'amitié peut naître entre personnes qui n'ont à priori rien à faire ensemble.
Rebecca a dépassé la cinquantaine, elle est actrice, elle est toujours aussi séduisante. Oscar a quarante-trois ans, il est un auteur un peu connu, il écoute du rap en essayant d'écrire un nouveau livre. Ils sont des transfuges de classe que la bourgeoisie n'épate guère. Ils ont l'un comme l'autre grandi et vieilli dans la culture de l'artiste défoncé tourmenté et sont experts en polytoxicomanie, mais pressentent qu'il faudrait changer leurs habitudes. Zoé n'a pas trente ans, elle est féministe, elle ne veut ni oublier ni pardonner, elle ne veut pas se protéger, elle ne veut pas aller bien. Elle est accro aux réseaux sociaux - ça lui prend tout son temps.
Ces trois-là ne sont pas fiables. Ils ont de grandes gueules et sont vulnérables, jusqu'à ce que l'amitié leur tombe dessus et les oblige à baisser les armes.

Il est question de violence des rapports humains, de postures idéologiques auxquelles on s'accroche quand elles échouent depuis longtemps à saisir la réalité, de la rapidité et de l'irréversibilité du changement. Roman de rage et de consolation, de colère et d'acceptation, Cher connard présente une galerie de portraits d'êtres humains condamnés à bricoler comme ils peuvent avec leurs angoisses, leurs névroses, leurs addictions aux conflits de tous ordres, l'héritage de la guerre, leurs complexes, leurs hontes, leurs peurs intimes et finalement - ce moment où l'amitié est plus forte que la faiblesse humaine.

22,00 €
Parution : Août 2022
352 pages
ISBN : 978-2-2468-2651-4
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Extrait

OSCAR
Chroniques du désastre

Croisé Rebecca Latté, dans Paris. Sont remontés à ma mémoire les personnages extraordinaires qu’elle a interprétés, femme tour à tour dangereuse, vénéneuse, vulnérable, touchante ou héroïque – combien de fois je suis tombé amoureux d’elle, combien de photos d’elle, dans combien d’appartements, au-dessus de combien de lits – j’ai pu accrocher et qui m’ont fait rêver. Métaphore tragique d’une époque qui se barre en couille – cette femme sublime qui initia tant d’adolescents à ce que fut la fascination de la séduction féminine à son apogée – devenue aujourd’hui ce crapaud. Pas seulement vieille. Mais épaisse, négligée, la peau dégueulasse, et son personnage de femme sale, bruyante. La débandade. On m’a appris qu’elle s’était convertie en égérie pour jeunes féministes. L’internationale des pouilleuses a encore frappé. Niveau de surprise : zéro. Je me roule en PLS sur mon sofa et je réécoute Hypnotize de Biggie, en boucle.
REBECCA
Cher connard,
J’ai lu ce que tu as publié sur ton compte Insta. Tu es comme un pigeon qui m’aurait chié sur l’épaule en passant. C’est salissant, et très désagréable. Ouin ouin ouin je suis une petite baltringue qui n’intéresse personne et je couine comme un chihuahua parce que je rêve qu’on me remarque. Gloire aux réseaux sociaux : tu l’as eu, ton quart d’heure de gloire. La preuve, je t’écris. Je suis sûre que tu as des enfants. Un mec comme toi ça se reproduit, imagine que la lignée s’arrête. Les gens, j’ai remarqué, plus vous êtes cons et sinistrement inutiles plus vous vous sentez obligés de continuer la lignée. Donc j’espère que tes enfants crèveront écrasés sous un camion et que tu les regarderas agoniser sans rien pouvoir faire et que leurs yeux gicleront de leurs orbites et que leurs cris de douleur te hanteront chaque soir. Ça, c’est tout le bien que je te souhaite. Et laisse Biggie tranquille, bouffon.
OSCAR
C’est virulent. Je l’ai cherché. Ma seule excuse est que je n’avais pas pensé que vous me liriez. Ou peut-être que je l’espérais, au fond, mais sans y croire vraiment. Je suis désolé. J’ai effacé le post, et les commentaires.
Mais quand même, c’est virulent. D’abord ça m’a choqué. Ensuite, j’avoue, ça m’a fait beaucoup rigoler.
Je voudrais m’expliquer. J’étais assis à quelques tables de la vôtre en terrasse rue de Bretagne – je n’ai pas osé vous parler mais je vous ai regardée avec insistance. J’ai dû me sentir humilié de réaliser que mon visage ne vous rappelait rien, et aussi de ma propre timidité. Sans quoi jamais je n’aurais écrit sur vous des choses aussi abjectes.
Ce que je voulais vous dire ce jour-là – j’ignore si ça vous rappellera quelque chose – c’est que je suis le petit frère de Corinne, vous étiez amies dans les années 80. Jayack est un pseudonyme. On était la famille Jocard. On vivait au-dessus du square Maurice Barrès. Vous, je me souviens que vous étiez de la Cali, votre bâtiment s’appelait le Danube. À l’époque, vous veniez souvent à la maison. J’étais le petit frère, je vous espionnais de loin, vous parliez rarement avec moi. Mais je vous revois devant mon circuit de course automobile et votre seule préoccupation c’était de me montrer comment tout faire dérailler.
Vous aviez un vélo vert, un vélo de course, un vélo de garçon. Vous voliez des disques par sacs entiers au Hall du Livre et un jour vous m’avez offert Station to Station de David Bowie, parce que vous l’aviez en double. Grâce à vous j’ai écouté Bowie à neuf ans. J’ai gardé ce disque.
Entretemps je suis devenu romancier – sans atteindre votre niveau de notoriété ça ne s’est pas trop mal passé pour moi et j’ai votre adresse mail depuis longtemps. Je l’avais récupérée parce que je voulais écrire pour vous un monologue pour le théâtre. Je n’ai jamais trouvé le courage de vous contacter.
Bien à vous

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