Dernière lutte avant l'aube
Toute course en avant vers des buts trop élevés mène à l'abîme. Les mystificateurs qui affirment l'inverse en falsifiant le réel sont nombreux ; aussi, quand débute cette histoire, on ne sait trop si l'on entre dans un conte fantastique ou dans la plus cruelle des réalités.
Jean et Sarah n'ont pas encore vingt ans. Quelque part aux îles Moluques, ils rencontrent Mathilde, une vieille dame étrange, perdue dans le labyrinthe d'une quête impossible ; depuis sa jeunesse, elle parcourt le monde à la poursuite d'un mythe qui s'évanouit sans cesse : une mer inconnue que le poète Grec Pindare aurait atteinte il y a vingt-cinq siècles, pour y découvrir qu'elle seule permettait aux hommes d'« épuiser le champ du possible », comme il le chantait dans ses vers. Nul ne sait où se trouve cette mer, mais certaines légendent la situent aux confins des territoires glacés du Grand Nord, dans un pays qu'aucune carte ne mentionne... Jean et Sarah décident de suivre Mathilde dans sa quête. Aux îles de l'Amirauté, ils croisent la route du capitaine Ha Ha et de son équipage embarqués sur le cargo Hourra dans une aventure aussi folle que la leur. Commence alors le plus singulier des voyages. Roman philosophique sur l'absurde, Dernière lutte avant l'aube est une interrogation sur l'espoir et les illusions qui ne cessent de hanter notre imaginaire en dépit de la précarité des entreprises humaines.
Extrait
C’est une terre glacée à l’ouest de la presqu’île de Blaska, inconnue d’à peu près tout le monde ; on raconte que nul n’habite ces parages hostiles, pas même les elfes et les trolls qui vivent plus bas vers le sud, dans le territoire des derniers hommes vêtus de peaux de phoque, là où brillent encore quelques rayons de soleil. D’aucuns prétendent que cette terre porte le nom de Dratoun, mais je n’en jurerais pas car, à ce qu’il semble, elle n’est portée sur aucune carte. D’une certaine manière, c’est sans intérêt ; ce qui importe, c’est que, d’après des légendes venues de Grèce, le Dratoun serait le seul endroit du monde où le poète Pindare, après un long voyage il y a vingt-cinq siècles, aurait enfin pu « épuiser le champ du possible » comme il le chantait dans ses vers ; toutefois, des histoires plus anciennes encore affirment l’inverse : ce serait un pays où l’on n’arrive jamais. Quoi qu’il en soit, c’est bien ce sentiment qu’éprouvent avec oppression les rares étrangers qui après s’être hasardés dans la presqu’île de Blaska tentent d’atteindre le Dratoun ; la plupart rebroussent chemin avant la frontière, pris d’effroi par la désolation du pays qui s’étend devant eux et son froid intense. Il arrive cependant que les plus intrépides se risquent au-delà de ce qui semble permis ; ils le font toujours vers le nord, à la recherche du soleil. Nul ne les a jamais vus revenir.
J’ai eu le privilège d’aborder les rives lointaines du Dratoun par une volonté de la providence – ou de quelque chose qui y ressemble : si le hasard ne m’avait pas fait croiser la route du captain Ha Ha et de la bande de ruffians dépenaillés qu’il avait embarquée sur son fameux cargo, le Hourra, je n’aurais jamais atteint ces parages et ma vie aurait été bien différente. Maintenant que tout est achevé et que j’entreprends l’écriture de mes souvenirs, je me demande si cela n’aurait pas mieux valu, en fin de compte ; il est des destins qu’il faudrait pouvoir révoquer si le choix nous en était donné.
Le captain Ha Ha n’est pas plus connu des gens ordinaires que le Dratoun ; il ne faut pas s’en étonner. C’est un personnage d’un autre temps. Du moins est-ce l’impression qu’il donne au premier abord ; mais, d’après ceux qui l’ont fréquenté, il serait de tous les temps réunis – passé, présent et avenir –, ce qui est chose fort rare comme chacun sait. À mon avis – et j’espère qu’il ne lira jamais ces lignes tant j’éprouve d’affection pour lui –, il serait plus juste de dire à son endroit qu’il est quelqu’un d’autrefois égaré dans les temps modernes ; quand je l’ai connu, il s’épuisait à démêler cette tragédie et, comme on le verra, il ne s’en tirait pas si mal…
La toute première fois où je l’ai rencontré, j’avais vingt ans ; c’était dans les îles de l’Amirauté, un jour où soufflait la mousson – je m’en souviens comme si j’étais encore là-bas et cela jette en moi une irrépressible mélancolie. En ce temps-là, j’étais avec Sarah, ma jeune sœur ; nous accompagnions Mathilde depuis une année déjà dans la longue odyssée où elle nous avait entraînés pour le meilleur et pour le pire ; nous avions atteint ces îles perdues après avoir échoué une nouvelle fois dans notre recherche de la « mer de toutes les mers », cette mer qui était la raison de vivre de Mathilde et avait fini par devenir la nôtre. Mais, avant de parler de cette mer dont l’existence est tout aussi controversée que celle du Dratoun, il me faut préciser deux ou trois choses d’importance : la première est que, dès notre enfance, Sarah et moi avions décidé de devenir marins ; c’est une affaire curieuse, là aussi ; nous ignorions comment ce désir nous était venu dans la mesure où nous vivions dans les montagnes depuis toujours et n’avions jamais vu la mer ; nous étions néanmoins convaincus que c’était notre vocation, de ces vocations énigmatiques que l’on se refuse à embrasser avec mesure. Parvenus à l’âge adulte, nous avions pris une seconde résolution : parcourir le vaste monde avant de pâlir sur nos livres d’études maritimes ; il nous fallait aborder sans attendre quelques-unes des îles extraordinaires auxquelles nous avions rêvé, penchés le soir sur notre mappemonde dans la lueur tamisée des abat-jour de nos lampes de chevet, au cœur de la vieille bâtisse où habitait notre famille. C’est ainsi que nous étions partis un matin, sac au dos, les poches percées et pleins d’allant, marchant droit devant nous – et la vie nous avait fait embarquer sur des navires en partance pour de lointaines destinations. À nos parents, nous avions promis de revenir dès que nous aurions vingt ans – et alors nous accepterions d’être enfermés de longues années entre les murs ingrats de l’école de la marine marchande.
Et puis, nous avions croisé la route de Mathilde.