Tempête dans le bocal: La nouvelle civilisation du poisson rouge

Vers une vie numérique ouverte et pacifiée
Auteur : Bruno Patino
Editeur : Grasset

Nous avons quitté le poisson rouge dans son bocal numérique : parfaitement libre, ouvert à tout, mais incapable de grandir, en difficulté pour se concentrer plus de 8 secondes, épuisé par le temps qui file et par les sollicitations infinies. Et travaillé par les algorithmes... Et nous l'y retrouvons, après une expérience mondiale inédite : un poisson rouge confiné, sauvé par sa capacité technique à échanger, travailler, regarder, garder le contact, se divertir... et découvrant, en accéléré, sa prison numérique - libre de tout connaître mais perdant le désir ; parlant à tous et chacun, mais avide de rencontres véritables ; le dos tassé, les yeux rougis, continuant la vie avec un léger sentiment de vide et d'attente....
Impossible de rembobiner, comme dans un film américain : à nous de faire avec cette nouvelle civilisation, qui nous a emportés et transformés en vingt ans. Déconnecter est un leurre : mais lutter avec souplesse ; transformer nos façons de faire, de connaître, d'aimer ; se chercher des rites ; réformer notre langage ; déjouer l'Intelligence artificielle ; et surtout, se créer une plage de temps à soi, chambre virtuelle, mains vides, regards vers le ciels : telles sont les leçons et pistes possibles de cet essai bref, incisif, majeur. D'une méditation sur le temps à un souvenir de wifi en panne, d'un petit déjeuner avec Zuckerberg à une méditation sur les stages de déconnexion durs du patron de Twitter, d'une addiction personnelle à une promenade en forêt sans écran.... Libérez-vous. Renaissez. Petit poisson rouge deviendra grand...
Deux ans après l'immense succès de La civilisation du Poisson rouge, Bruno Patino reprend son « traité sur le marché de l'attention », le déploie, l'approfondit : que chacun puisse se trouver une voie libre et apaisée.

17,00 €
Parution : Janvier 2022
184 pages
ISBN : 978-2-2468-2896-9
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Extrait

Fin 2020, le docteur Shadi Kourosh, dermatologue à la Harvard Medical School, s’attendait à faire face à une très forte recrudescence des demandes de rendez-vous après la période de confinement à laquelle avait été soumis le Massachusetts durant quelques semaines. Il n’avait en revanche pas prévu la nature des interrogations auxquelles il serait confronté, qui lui ferait réorienter une partie importante de ses patients vers des chirurgiens esthétiques pour les plus déterminés d’entre eux, ou vers un psychologue pour ceux qui l’accepteraient.
Les uns se plaignaient d’avoir un nez trop gros et trop brillant, un regard tombant, d’autres la peau du cou distendue, ou des ombres sur la mâchoire, et tous de leur teint, entre le blafard ou le jaunâtre. Le mouvement, raconté par Wired, fut constaté par de nombreux autres médecins et sociétés médicales. Si ample et si durable qu’il fut à l’origine d’un terme : la dysmorphie Zoom. Aucune de ces personnes n’avait souffert de son apparence « dans la vraie vie ». Mais l’image renvoyée par les caméras d’ordinateurs personnels leur était devenue insupportable, à force d’heures passées en visioconférences de toute sorte – professionnelles, personnelles et médicales. Le miroir déformant de la caméra connectée semblait l’emporter sur le miroir classique. Et il convenait de corriger le reflet renvoyé au premier sans plus se soucier du deuxième.
Le phénomène venait s’ajouter à un autre, plus ancien et tout aussi significatif, la dysmorphie Snapchat : l’engouement à vouloir reproduire par la chirurgie l’effet des filtres du réseau social qui permettent de lisser la peau, renforcer le regard, ajouter des paillettes, voire de se doter d’attributs d’animaux réels ou légendaires (on se souvient peut-être de ce justiciable incapable d’arrêter le filtre de chat de sa caméra alors qu’il parlait à un juge, et qui commença son intervention par « je vous assure, Madame le juge, je ne suis pas un chat, je suis un humain, c’est juste un problème de filtre »).
Avant que la pandémie ne change le cours de nos vies, nous étions déjà dans le bocal de nos écrans, tournant en rond d’application en application, soumis aux sollicitations des plateformes et réseaux en pleine conquête de notre temps et de notre attention. Un virus nous a plongés dans l’époque de l’écran total. La dysmorphie est devenue générale. Nous nous demandons s’il nous faut nous adapter encore à la vie dans les écrans, ou au contraire prendre acte que nous avons déjà été changés par les écrans rétroéclairés, à notre corps et visage défendant. Un dilemme en forme d’aporie : sortir du bocal, ne plus en être, c’est ne plus exister, c’est être un peu mort ; y rester, c’est être absorbé.
Le temps connecté, en devenant universel, a brouillé les frontières au point de nous faire perdre tout repère. Quand est-on dedans, quand est-on dehors ? Est-ce la maison qui s’invite au travail, ou l’inverse ? La vie privée qui devient publique, ou l’inverse ? La vie qui s’invite sur écran, ou l’écran qui délimite la vie ? Le réel qui s’impose au virtuel, ou le réel qui se virtualise ? L’imbrication est absolue, dans le temps comme dans l’espace.
Le bocal est devenu océan. Un océan de signes, de messages, de sites qui nous relient les uns aux autres sur une mer de données. Une quantité impossible à évaluer, une production qui nous balaye et nous emporte. Les chiffres ne permettent pas d’entrevoir ce nouvel infini. Un rapport de l’université de Stanford datant d’août 2021 mentionne que l’humanité produit chaque année 1 200 exabytes de données. Cela ne veut pas dire grand-chose, si ce n’est qu’il faudrait plus de 80 milliards d’iPhone (5S, 16GB) pour les stocker qui, mis bout à bout, feraient 100 fois le tour de la Terre.
Nous assistons à la plateformisation du monde. Les géants de la tech sont partout, tout-puissants, et semblent hors de portée. Et quand bien même pourrions-nous les atteindre, le voudrions-nous vraiment ? Après tout, on ne demande pas des comptes à ceux qui ont sauvé notre vie sociale, professionnelle et culturelle.
Pourtant, leur communiqué de victoire s’accompagne d’un avis de tempête. Cet océan n’est pas calme, bien au contraire. « Il y a les poissons qui nagent en eaux claires, ceux qui nagent en eaux troubles, et ceux qui troublent l’eau pour mieux nager. » Cette maxime politique, parfois attribuée au cardinal de Retz mais dont on ne trouve pas trace dans ses mémoires, semble, en ce début de troisième décennie du xxie siècle, frappée de désuétude. Les poissons que nous sommes ne choisissent plus leur eau : partout, elle se trouble, à mesure que les courants se font plus nombreux et plus rapides. Confusion et accélération marquent notre univers.
La plateformisation générale a dilué le poids des réseaux, mais n’a nullement atténué leur effet. Ils ont continué à croître et à capter une part croissante de notre attention. Leur impact sur notre vie collective et sociale n’a jamais paru aussi important. Le bruit et la fureur qu’ils hébergent et amplifient semblent tout emporter, provoquant un chaos en recherche de maître et d’ordre.
Avec 4,2 milliards de comptes actifs, ils mobilisent 53 % de la population mondiale. Ceux qui les utilisent possèdent en moyenne des comptes sur huit plateformes différentes, et consacrent 2 heures 30 par jour à leur consultation. La tempête est trompeuse, et n’est pas universelle : au fond règne le calme des échanges amicaux et socialement aimables. Quantitativement, la joie (que l’on arrive à mesurer) s’exprime plus fréquemment que la colère (que l’on peut, également, mesurer). Mais les vociférations l’emportent. Les comptes de haine et de désinformation ne représentent que 2 à 3 % de l’ensemble des comptes. Mais leurs animateurs semblent avoir les clés du royaume.
Sur les réseaux, « tout le monde crie et plus personne ne parle », selon l’expression utilisée par Ashley « Dotty » Charles, dans son livre Outraged, une illustration parmi des centaines de la détérioration de la conversation mondiale à mesure qu’elle aimante un temps croissant d’utilisateurs comme hypnotisés par l’emballement qu’ils subissent et nourrissent à la fois. « Ne me parle pas quand j’essaie de t’interrompre » y tient lieu de règle de savoir vivre. Et nous ne sommes pas capables de suivre le conseil de l’écrivain du xviie siècle Antoine Houdar de La Motte : « On n’a rien à gagner à répondre à ceux qui n’ont rien à perdre. »

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