Remember Fessenheim
« Cours ma sœur, le vieux monde mâle explose derrière toi… »
Le slogan et le dessin sont signés Françoise d’Eaubonne, aquarelliste de talent à ses heures mais d’abord essayiste, militante et romancière engagée. Il est accroché dans son minuscule appartement de la rue Lécluse, où vit cette femme exceptionnelle et… grand-mère de David Dufresne. Vingt après après sa mort à l’été 2005, « oubliée de tous, honnies de toutes », l’auteur décide de nous offrir le portrait d’une intellectuelle engagée, libre, fantaisiste et passionnée.
Françoise d’Eaubonne fut de tous les grands combats d’après-guerre, elle qui eut vingt-cinq ans en 1945 : combat contre la guerre en Algérie (et signataire du Manifeste des 121) ; sur les barricades de 68, lutte pour l’égalité et le droit à l’avortement ; militante du MLF et fondatrice du Front homosexuel d’action révolutionnaire. Eco-anxieuse dès les années 1960, quand elle découvrit le rapport Meadows, elle forgea le concept d’éco-féminisme : « un nouvel humanisme né avec la fin irréversible de la société mâle », qui traverse la société aujourd’hui avec force. Avec un ami, elle organisa un attentat à la bombe sur le chantier de la centrale nucléaire de Fessenheim, événement historique jamais résolu…
C’était une activiste exceptionnelle, en lutte partout, dans les rues et avec sa machine à écrire, et ainsi que l’écrit David Dufresne, « une maîtresse femme, une matrone, une déesse rebelle et géniale ! ». Avec son talent libre et unique, comme dans son légendaire Tarnac, magasin général ou Dernière sommation, l’auteur cite les notes blanches des services, les journaux intimes inédits de sa grand-mère, les interviews renversantes à Apostrophes, il va sur le terrain, raconte, échange, s’interroge, révèle et rend ainsi vie et force à l’inoubliable combattante.
Extrait
Derrière son bureau, l’inspecteur Callahan se caresse le menton. Il porte un blouson beige, ses cheveux sont gominés à souhait, l’air pénétré, il crève l’écran. Mais voici : Clint Eastwood est perplexe.
— Fessenheim ?
Son supérieur acquiesce.
— Oui, remember Fessenheim !
Dans son cinéma de quartier, à Paris, l’écrivaine Françoise Piston d’Eaubonne assiste au film, médusée. Soudain, elle éclate de rire, comme aucune grand-mère ne savait si bien faire. Un rire tonitruant, un rire de tempête, de femme forte qui s’emporte. Elle saute en l’air de joie maintenant.
L’inspecteur Callahan toise sa partenaire, la jeune aspirante Kate Moore. Le navet est truffé de jeux de mots salaces (Lui : « j’ai un gros calibre 44 », elle : « une affaire de pénétration »).
— Merde fasciste, écrit d’Eaubonne dans un carnet.
Dans une autre scène, ça lui revient, à Eastwood :
— Fessenheim, qu’est-ce que ça veut dire ?
L’inspectrice Moore explique :
— L’année dernière, deux bombes ont éclaté dans une nouvelle centrale nucléaire à Fessenheim, en France.
L’attentat évoqué remonte au 3 mai 1975. C’est un ami qui a recommandé à Françoise d’Eaubonne d’aller voir le troisième opus de la série des Inspecteur Harry, « en ce jour anniversaire », écrit-il. Elle aurait bien aimé aller au Colorado, parce que les places y étaient bon marché et les w.-c. servaient de lupanar, mais L’inspecteur ne renonce jamais n’est pas à l’affiche. C’est depuis la prison de la Santé, où il purge sa peine pour une bricole (recel d’objets d’art), que l’ami a envoyé une missive énigmatique assortie d’une coupure de journal donnant les horaires du Harry. Il écrit à d’Eaubonne : « Oh, ce film est peut-être inintéressant. Mais l’intérêt d’un film peut être autre chose que son sujet ; la musique, les images, autre chose par exemple ? »
La censure de la Santé n’y voit pas malice. Le service ne peut saisir de quel anniversaire il s’agit.
3 mai.
D’Eaubonne sait.
3 mai 1975, sommet de ma vie, écrit-elle dans ses Mémoires. Le communiqué revendicatif du sabotage, de sa plume, affirmait : « Nous avons pris toutes les précautions possibles pour que ne soit menacée aucune vie humaine. C’est ainsi que nous contribuons au combat antinucléaire, espérant arrêter (ou retarder) le fonctionnement de cette centrale, attendu qu’ensuite il serait trop tard pour employer ces moyens. » Puis, en écho au concept d’écoféminisme que d’Eaubonne a forgé un an plus tôt, dans son essai Le Féminisme ou la mort : « Notre action est l’expression de la protestation primordiale de la vie contre le capital coupable de génocide, dernier stade de la société patriarcale d’oppression. »
Dans un calepin Clairefontaine rouge, à petits carreaux, intitulé « 1976-1978, la vie », Françoise note : Juste ciel ! Il fallait marquer l’anniversaire du 3 mai, en effet !… Quand Gérard saura ça…
Gérard, c’est Gérard Hof, un de ses grands amours, psychiatre défroqué, sympathisant de la bande à Baader, bientôt soumis à la torture blanche par la police ouest-allemande.
Avec Hof, Françoise a fait sauter la centrale nucléaire de Fessenheim en construction deux années avant qu’Eastwood n’enquête.
Françoise d’Eaubonne était ma grand-mère.
Quand elle déboulait, la terre tremblait.