La Petite sauvage

Auteur : Laurence Nobécourt
Editeur : Grasset

«  Car la haine est partout qui désarticule notre langue, et le diable lui-même se déplace dans le monde en voiture diplomatique. Je n'ai pas retrouvé la parole perdue, et il n'y aura donc rien d'autre pour nous hisser jusqu'à la haute tendresse que la  parole  présente, peu importe la vérité, désormais...  »
Ainsi se livre la «  Petite sauvage  », l'héroïne, le double d'enfance de Laurence Nobécourt, prise dans une des grandes guerres des familles : la succession.
Après le père, c'est la mère qui est morte, laissant trois soeurs blessées, peut-être aussi soulagées  : Stella, l'aînée  ; Petra, et puis la Petite sauvage elle-même, celle qui depuis toujours écrit, et vers qui tout converge, l'amour, la jalousie, la dépossession. Car il n'y a pas d'équilibre ou de justice, quand il faut répartir les biens, les séparer à jamais - maisons, tableaux, photos, menus papiers,  vaisselles  : dans ce combat dérisoire et violent, il n'y a plus d'adultes, seulement des histoires d'enfance  passionnelles. Stella était la préférée du père, l'adorée-adorée. Petra fut tant aimée de la Petite sauvage, telle une soeur tchekhovienne, vitale et chérie. Et la Petite sauvage, c'est simple  : la mère n'en voulait pas.
Alors, elle nous raconte  : son père, dans les dédales de l'argent et de l'extrême-droite, son oncle, qui l'aima comme il ne faut pas, et tout l'arbre familial, de blessure et de répétition, dans les branches duquel se vivent les souffrances, les rôles, et si peu la joie.
Le roman de Laurence Nobécourt nous montre comment la haine des familles, se charriant sur des générations, induit certains paysages politiques. En  mêlant histoire intime et  sociale, elle  clôt, après des années, le cycle familial initié avec La  Démangeaison  et nous emmène vers la possibilité d'une vie nouvelle.

22,00 €
A paraître : 14 Janvier 2026
288 pages
ISBN : 978-2-2468-3485-4
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Extrait

Ce n’est pas parce que depuis des années tu échoues à écrire ce que tu ne peux taire, qu’il te faut entamer ce récit dont tu ne sais plus rien. Assise sous la véranda, tu observes cet échec sans renoncer tout à fait à porter la lumière jusque dans cet espace sans rédemption où tu as vu disparaître ton lien à tes deux sœurs.
Ta mère est morte il y a sept ans, juste un an après ton père. S’est ensuivie une succession fratricide où tes deux sœurs ont fait front contre toi. Rien que de très banal. Mais cette succession a rompu ta vie en deux : car elle t’a fait connaître ce qu’il en est de la haine.
Es-tu en train d’imaginer qu’un jour tu pourrais retrouver tes sœurs, les prendre dans tes bras, et que vous rentriez toutes les trois boire un chocolat chaud au coin du feu ? Ce texte est-il encore une tentative de sauver votre fratrie ? D’échapper à la perte ? Ou bien s’agit-il, plus modestement, des années après avoir renoncé à toute forme de vengeance ou de vérité, de comprendre comment la haine s’engendre au sein des fratries, à partir des familles, jusqu’à s’étendre aux peuples par-delà les nations ?

Il y a un moment où tu as deviné que tu n’y arriverais pas : à écrire ce livre qui aurait constitué ton salut. Jusqu’ici, tu avais su métamorphoser les ombres de ta vie en des histoires qui réussissaient toujours à t’emmener plus loin. Or, c’est peut-être la première fois que l’écriture te lâche. Ton mal de dos lancinant et cette patte folle de sciatique que tu traînes depuis plusieurs années ont-ils quelque chose à en dire ?
Tu ne vas pas arriver à écrire ce texte que la « Petite sauvage » réclame depuis que la succession est achevée. Cette « Petite » en toi, c’est celle qui n’a jamais été domestiquée ni introduite au visage de l’altérité. Cette notion ne faisait pas partie du vocabulaire de la famille où tu es née.
Tu voudrais lui dire qu’elle ne pourra pas faire reconnaître le tort de ses sœurs, que cela ne sera pas, que les nations elles-mêmes n’y arrivent jamais : les fleurs de la guerre s’enracinent là, dans le meurtre de la fraternité qu’aucune fratrie ne garantit.
Tu voudrais lui dire qu’il n’y aura pas de démonstration possible, qu’un livre vous permettra seulement de réfléchir ensemble à ce que vous pensez, elle et toi, de faire surgir la parole qui vous apaisera peut-être. C’est tout. Et encore, ce n’est pas certain.

Assise sous la véranda de bois peinte en blanc, tu entends l’océan. Le jour décline lentement. Tu bois un verre de rouge sous la lanterne. Tu as quarante-huit ans. La porte de la maison est ouverte et il va falloir que tu ailles allumer le feu pour la nuit, mais tu attends encore un peu en fumant une cigarette, et en expliquant à la Petite sauvage que malgré la soif d’amour des êtres humains, leur pouvoir de destruction est inimaginable, il ne s’éteint jamais, dis-tu, en raison d’une méfiance des familles, autant que des gouvernements, à l’égard de la différence.
« Or, sache-le, affirmes-tu à la Petite sauvage, tout commence dans les familles, de façon si banale et tranquille, puis se charrie sur des générations, pour s’échouer au sein des partis politiques qui finissent par régner sur les foules et les nations. On ne peut pas le nier, il faut bien finir par l’accepter sans pour autant s’y résigner. » Mais la Petite sauvage n’y croit pas. Elle qui réclame à la fois vengeance et sacrement.

Tu ne vas pas arriver à lui écrire ce livre, et pourtant tu aimerais franchement vous tirer de là au plus vite, en finir, passer à autre chose. Tu n’as pas vertu à pardonner à l’ensemble de ta lignée, ni à offrir ta gratitude à tes sœurs, tes parents, tes grands-parents et tous tes ancêtres réunis, en te répétant, selon la bonne vieille formule, qu’« ils ont fait comme ils ont pu ». Tu sais tout ça. Non, toi tu as envie de vivre ta vie, de flâner et de rire, mais tu as bien conscience que tu ne peux pas le faire sans la Petite sauvage : il est inutile de l’abandonner sur le bas-côté, ou de la glisser sous le tapis pour faire comme si. Ça aussi tu le sais. Et que la haine rencontrée vous a profondément transformées, elle qui abat son impuissance muette sur le monde.
Il faut donc que tu agisses pour la Petite sauvage, qui a toujours refusé d’accepter qu’on lui fasse tort, refusé d’accepter que la douleur soit votre noblesse.
Il faut donc que tu arrives, à force de patience, à décoller la Petite sauvage du passé. Progressivement. Sans lui faire trop de mal. Sans lui arracher la peau. Que vous puissiez, ensemble, passer réellement à autre chose. Mais comment faire ?

Informations sur le livre