Avale

Premier roman
Auteur : Séphora Pondi
Editeur : Grasset

Juillet 2018, soir de la finale de la Coupe du Monde de football. Un jeune homme se cache dans les WC d'un centre commercial, les mains couvertes de sang. Il se fait appeler Tom. Ce fils unique de 29 ans, de son vrai nom Romain Marais, est étudiant en pharmacie et depuis l'enfance l'objet de brimades, de rejets et de frustrations qui l'ont mué en homme largué et érotomane, aux prises avec d'étranges désirs de dévoration.
Jeune actrice noire en pleine ascension, Lame se livre à des séances d'hypnose pour soigner un eczéma qui la ronge. Plongée dans un état second, elle revisite son enfance en banlieue, sa rencontre décisive avec son amie Génia, ses rêves de cinéma... et tente ainsi d'échapper à un sentiment de menace qui la hante.
L'un est un monstre en puissance, l'autre, une comédienne en devenir qui réalise que ce corps qu'elle veut offrir et voir vibrer au contact du monde, lui échappe et la met en danger. Les deux trajectoires vont se juxtaposer jusqu'à leur collision...
Avale est un livre de genre (à entendre dans sa polysémie), à l'écriture éclatante et sensuelle. Un premier roman qui ne laisse pas indemne, à l'image de son autrice dont le talent déjà connu sur scène s'exprime ici avec une force impressionnante.

20,00 €
Parution : 27 Août 2025
224 pages
ISBN : 978-2-2468-3549-3
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Extrait

Une histoire de bouche

Tom en a encore sous la dent.
Tom les use souvent, ses dents. Les chirurgiens lui reprochent régulièrement ses excès, le pressent de cesser les cochonneries. La passion triste pour les liqueurs, le caramel de supérette, les bonbons acidulés auxquels il ne sait résister. Docteurs sentent ça. Docteurs reniflent mauvais sujet. Ce n’est pas une affaire de gras, c’est une affaire d’hygiène.
Tom engloutit tout, surtout le pire. Il grince des dents toute la journée, grignote son propre désarroi. Tom marmonne mauvais présages, persiffle contre les siens, les femmes, l’époque. Dans sa bouche macèrent des amertumes qu’il s’empressera de cracher sur X. Tous les soirs à heure fixe, Tom colle son oreille au parquet de son appartement vide. Il guette le silence avant de se mettre à hurler. Tom ne va pas fort en ce moment.
Nous sommes le 15 juillet 2018, il est 23 heures passées. C’est une nuit de liesse, la France vient de remporter la Coupe du monde de football. Tandis qu’au-dehors résonne une clameur nationale, Tom se lave consciencieusement les mains. Il est planqué dans les WC d’un centre commercial de seconde zone : Créteil Soleil. Sur ses doigts potelés se dressent quelques poils drus ; il ferait bien de se les faire épiler. On dit que c’est plus joli.
En dépit des apparences, Tom se révèle d’une finesse d’esthète quand il s’agit des détails. Il aime les extrémités : les orteils rouge carmin, les mains aux ongles nacrés, petites et fines. Il les aime féminines, naturellement destinées à ne saisir que des choses minuscules. Il se plaît à les imaginer ployer sous sa masse, des paumes implorant sa clémence dans des voix qui faillissent : il en bave. Tom rêve d’être bercé, d’avaler le pied verni d’une muse en guise de tétine.
Il enfile sa montre Casio grise, constate sur le bracelet une tache visqueuse et oxydée : mon sang. Tom passe une main sur son crâne et laisse errer son œil atone, avant d’ôter son tee-shirt et de se nettoyer dans l’évier. Il ne faut laisser aucune trace du carnage qui a failli me coûter la vie. Après plusieurs mois de missives hallucinées et de coups de fil anonymes, il s’est enfin décidé à me déclarer sa flamme : Tom a toujours été un grand sentimental.
Mon nom est Lame, j’ai 27 ans. Jusqu’à ce malencontreux épisode avec Tom, je m’étais bâti une vie dont je n’avais pas à rougir. Actrice repérée, star en attente. Enfant, on me disait forcenée et prête à tout : à tous les rejets, tous les périls, toutes les déroutes. Une tête brûlée à vie, « wild at heart » comme Sailor. J’ignore par quel miracle la peur des lendemains m’avait désertée. Vigilante néanmoins, dès mon premier babil, je sus qu’il me faudrait parer les coups. C’est un héritage maternel : Transmission, nom féminin. Ma mère Viviane est un astre secret. Un mince filet de voix dans un corps qui en sait trop. Depuis l’enfance, elle me raconte que dans certains pays, on noie les petites filles ; leurs cheveux flottent sur l’écume. Les pères font le sale boulot, laissent les mères vriller dans leurs chambres puis s’endormir d’épuisement. Au chevet de mon lit, la mienne m’incitait à me tenir sage. Il n’y avait pas de contes qui révèlent le monde ou l’enchantent, juste des récits en guise d’avertissement. La menace venait forcément du dehors : loin, dans des contrées où ça dégénère, les gamines étaient aussi fourrées dans des sacs-poubelle. Cognées sur des pierres jusqu’à ce qu’on ne les entende plus pleurer. En grandissant, j’avais écarté ces malédictions : à moi, on ne la ferait pas. J’appris plus tard, à mes dépens, qu’il faut toujours écouter sa maman.
Face à la glace des toilettes, la langue de Tom gigote frénétiquement entre ses dents. Un filament charnu est coincé entre les canines : c’est un reste de peau noire. Tom ouvre la bouche en grand pour estimer les dégâts. Il observe, déconfit, sa dentition foutue et s’interroge : son haleine finira-t-elle par puer ? Et des vapeurs mortes vont-elles se distiller, dans cette bouche à jamais impure ?
Tom saisit son portable et le lance contre la vitre qui se brise. Une fois. Deux fois. L’écran ne cède pas. Le téléphone dans son poing, il le fracasse longuement contre la vasque. L’objet commence à montrer son squelette, pas encore démoli. Tom le jette alors au sol et l’écrase sous sa chaussure de randonnée : enfin crevé. Il balance les plus gros débris dans la cuvette, ils flottent à la surface. Assis en nage sur le carrelage froid, Tom fouille la poche de son pantalon, en sort un portefeuille. Dedans, une carte bleue, un badge d’étudiant en pharmacie et une carte d’identité. Sur la photo, c’est un garçon brun et costaud coiffé d’une houppe discrète. Ses joues couperosées surmontent une bouche fine, tandis qu’il lance une moue crispée vers l’objectif. Le document national décline son identité : « Romain Marais. Sexe masculin. Né le 11 août 1988 à Longjumeau ». Tom observe une longue pause, comme s’il plongeait dans un coma yeux ouverts.

Ceci n’est pas qu’une histoire de bouche. C’est une histoire de double.

Informations sur le livre