L'espion d'Atatürk

La trilogie de Constantinople, 2
Auteur : Metin Arditi
Editeur : Grasset

1935. Cible des opposants au régime laïque turc, l’ancien champion de lutte Gülgül est contraint de fuir le pays. Il le fait chargé d’une mission secrète par Atatürk : de lui rapporter tout ce qui se dit et se trame dans le nid d’espions qu’est la Suisse d’avant-guerre.
Commence pour lui une double vie, enseignant la lutte à l’institut de l’inquiétant professeur Alderson, et renseignant Atatürk sur les stratégies de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Il se fait passer pour ami du Reich aux yeux d’Alderson, de Regamey, un avocat antisémite, et de leurs amis conspirateurs, risquant chaque jour davantage d’être découvert.
À Istanbul, Bella et sa fille Deniz, Danilo et son fils Jako, marchands au Grand Bazar, ne sont pas plus à l’abri, dans une ville où se succèdent pogromes, lois iniques et insurrections violentes. Les trahisons se multiplient, une enquête en paternité s’enclenche …
Dans L’Espion d’Atatürk, suite du Danseur Oriental et deuxième tome de La Trilogie de Constantinople, Metin Arditi mêle destins individuels et chocs de l’Histoire, dressant un saisissant portrait d’une Constantinople hagarde et d’une Europe au bord du gouffre.

22,00 €
Parution : 1 Octobre 2025
320 pages
ISBN : 978-2-2468-3780-0

Extrait

Dans l’Orient-Express, le 15 décembre 1935

Il voulait penser à autre chose. À n’importe quoi, sauf à ce qui l’attendait en Suisse. Depuis trois jours, il multipliait ses exercices de gymnastique, passant de trois séries de cent pompes, son lot quotidien, à quinze, groupées par trois. L’exiguïté de sa cabine (il faisait l’exercice coincé entre son lit et le mur) l’obligeait à porter son poids sur des muscles peu habitués à être sollicités. Au bout d’une heure, il s’affalait sur sa couchette, épuisé, sans que l’angoisse l’ait lâché une seule seconde.

Dans quel guêpier s’était-il fourré ?

Quelqu’un frappa à sa porte. C’était le majordome, l’air encore plus navré que d’habitude de le voir enfermé en cabine.
— Gülgül Bey… Dites-moi oui !
Il s’abstint d’ajouter « Pour me faire plaisir », mais le ton y était.
— En prenant votre dernier repas entouré des autres voyageurs, vous quitterez l’Orient-Express sur une note joyeuse ! Le chef a préparé un menu spécial, avec champagne et cotillons…
Gülgül déclina la proposition. L’Orient-Express le mettait mal à l’aise, avec ses lustres, sa porcelaine, ses verres en cristal et ses boiseries marquetées… Sans parler de ses passagers et de leur insupportable façon de rire, mélange de fausse surprise et de condescendance…

Trois jours plus tôt, le même majordome frappait à sa porte. Souhaitait-il prendre son déjeuner en cabine ou au restaurant ? La perspective de rester enfermé durant tout le voyage lui avait semblé déprimante, et malgré la gêne qu’il craignait de ressentir au milieu de tant d’élégance, il avait opté pour le restaurant.
On l’avait placé face à un M. Charles Bugnon, directeur d’un journal appelé La Gazette de Lausanne. Après un long silence (dix minutes à faire comme s’il n’y avait personne en face de lui), Bugnon l’interrogea. Où son voyage s’arrêterait-il ? Lorsqu’il apprit que Gülgül allait à Lausanne, il se détendit un peu. « Comme moi, dit-il. Qu’est-ce qui vous y amène ? » Dès qu’il sut que Gülgül avait été engagé comme professeur de sport à l’Institut Alderson, son sourire disparut. « Le directeur est un ami proche des pires antisémites de Suisse, un partisan d’une Allemagne aux ordres d’Hitler. » Alderson avait établi une grande complicité avec un certain Marcel Regamey, avocat réputé, souvent invité à son institut où, devant un auditoire de « gosses de riches », Regamey présentait le futur radieux de l’Europe fasciste.
« Professeur de sport à l’Institut Alderson, c’est un poste important », avait conclu le journaliste. Il semblait bien informé au sujet des idées d’Alderson. « Vingt heures de sport par semaine ! En métamorphosant les élèves en athlètes, l’Institut leur donne l’illusion d’être équipés pour la vie. En réalité, il les rend vulnérables et, surtout, manipulables. J’imagine que vous savez où vous mettez les pieds. »

Gülgül en était resté décontenancé. Avait-il donné son accord trop vite ? Il est vrai qu’Alderson l’avait séduit… Son corps n’y était pas pour rien. Un corps d’ancien lutteur… Une forteresse ! Et un charme, une culture, un brio…
Il se souvint de leur première rencontre, au Cercle de lutte de Kumkapı. Il avait été troublé par la ressemblance d’Alderson avec Musa Bey, son père biologique. Même posture. Même carrure puissante. Même chevelure rousse, très abondante. Et qu’il soit de vingt-cinq ans son aîné le séduisait.
Alderson n’y avait pas été par quatre chemins. « Allons discuter du contrat dans ma chambre, nous y serons plus tranquilles », lui avait-il dit, alors qu’ils achevaient de dîner sur la terrasse du Péra Palas. Il ne s’était pas révélé l’amant le plus délicat qui soit, mais il lui offrait une chance exceptionnelle, celle de découvrir un monde nouveau, protégé par un homme auprès duquel il avait le sentiment que rien ne pouvait lui arriver.
Alderson l’avait tout simplement mis dans sa poche, dans le propos de promouvoir la culture fasciste de son école en y associant sa gloire de champion sportif et de héros national. Il s’était laissé séduire comme une jeune fille.
Il y avait, aussi, eu ce mot d’Atatürk : « Là où tu iras, tu pourras nous être utile », qui avait endormi chez Gülgül tout bon sens.
Le journaliste s’attendait certainement à ce qu’il approuve son propos, car devant le silence de Gülgül il ne dit plus mot et le reste du repas se déroula dans une atmosphère glaciale.

À l’heure du dîner, Gülgül pensait retrouver la même table. C’était l’usage, lui avait-on dit. Mais le maître d’hôtel le plaça avec trois avocats bulgares qui n’avaient pas besoin de lui, et il resta en cabine le reste du voyage, se demandant comment il avait pu agir avec tant de légèreté.
Il s’excuserait auprès d’Alderson. À la réflexion, il se sentait incapable de remplir la fonction.
Et il retournerait à Istanbul.

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