Les Universalistes
Dans une ferme isolée du Yorkshire, un homme est brutalement assommé à l’aide d’un lingot. Que faisait le principal suspect de cette attaque au milieu d’un groupe de squatteurs ? Qui est le propriétaire de cette demeure et de cette arme en or massif ? Hannah, une jeune journaliste, a mené l’enquête et interrogé tous les protagonistes pour nous livrer le récit précis des événements : un banquier cynique, une polémiste iconoclaste et un groupuscule anarchiste dont les chemins n’auraient jamais dû se croiser.
Mais lorsque se termine l’article d’Hannah, publié par un célèbre magazine, la caméra change soudain d’épaule et nous rencontrons les acteurs de ce drame devenu viral. Au centre de cette galaxie de personnages se trouve Lenny, chroniqueuse et autrice de deux livres viscéralement « anti-woke ». Grande gueule, maligne, drôle – et délicieusement détestable –, elle aussi connaît le pouvoir d’un récit efficace. Hannah avait besoin de l’histoire du lingot pour lancer sa carrière de journaliste, Lenny avait besoin de visibilité pour accroître sa surface médiatique. Mais à jouer avec les lecteurs, c’est toute la société qu’on risque de mettre à feu…
Les Universalistes explore le pouvoir du langage et questionne notre vigilance face à l’information. La plume de Natasha Brown est d’une férocité jouissive et nous rappelle que derrière une plaisanterie ou une métaphore bien sentie, se cachent parfois des discours dangereusement populistes. Un roman aussi addictif que brillant qui a déjà conquis le Royaume-Uni.
Extrait
On ne dirait pas, mais c’est sacrément lourd, un lingot d’or. Quatre cents onces, soit environ douze kilos et demi d’or pur moulé en une espèce de barre – à mi-chemin entre la brique étroite et la pyramide. Par une soirée frisquette de septembre, Jake, trente ans, tenait dans sa main un tel objet et s’émerveillait de sa densité, du contact bizarre bien que naturel des faces et des arêtes inflexibles entre ses doigts. Derrière lui se dressait un corps de ferme du West Yorkshire, d’où s’échappaient de la musique et des lumières colorées qui pulsaient dans le ciel nocturne. Une bonne centaine de jeunes étaient en train de faire la fête, au mépris du couvre-feu instauré par le gouvernement britannique. Jake tournait le dos au vacarme agitant la bâtisse où il avait passé l’essentiel de cette turbulente année 2020. Même l’or, il ne le regardait pas vraiment.
La barre de métal précieux que Jake avait en sa possession portait le label « London Good Delivery » – l’étalon d’or du lingot d’or, littéralement – et valait plus d’un demi-million de dollars. L’idée était obscène : Jake avait peine à croire qu’on puisse tenir une telle « valeur » à deux mains. Encore moins la brandir et l’abattre. Encore et encore. Et encore. Jusqu’à ce que sa cible cesse enfin de bouger. Et pourtant, c’est ce qui s’était passé, n’est-ce pas ? Oui, c’est ce qui s’était passé. Il était incapable de détacher ses yeux de la preuve. Du corps inerte qui gisait à ses pieds.
À un moment de la nuit, ou peut-être quand le jour a commencé à poindre à l’horizon, Jake s’est décidé à fermer les paupières, et il s’est mis à réfléchir.
Il a décidé de fuir.
Dans les semaines qui ont suivi sa disparition, les journaux locaux de Queensbury et de Bradford ont publié des articles sur ce qui s’était passé ce soir-là : une rave illégale, trois personnes hospitalisées, des dégâts considérables dans la propriété et une enquête de police en cours. L’affaire a cependant été vite oubliée, l’actualité nationale restant dominée par la pandémie de Covid-19 et la stratégie gouvernementale face à l’hiver difficile qui s’annonçait. Pourtant, cela vaut la peine de démêler l’écheveau des événements ayant conduit à cette étrange et troublante soirée : il s’y cache une authentique parabole contemporaine, révélatrice de la fragilité du tissu social britannique, usé jusqu’à la corde par l’implacable force d’abrasion du capitalisme tardif. Le lingot d’or évaporé en est le point nodal – le lien entre un banquier amoral, une éditorialiste iconoclaste et un mouvement anarchiste radical.
« Bien sûr que je veux le récupérer… c’est mon or. »
Richard Spencer n’a pas oublié les événements de cette nuit fatidique. En tant que propriétaire légitime de la ferme, il ne pense pratiquement qu’à ça. « Je veux qu’on me rende ma vie », se lamente-t-il pitoyablement.
Lors de notre première rencontre, il s’installe face à moi, les coudes posés sur le plateau en aluminium terni de notre table en terrasse. C’est lui qui a choisi l’endroit – un « diner » de style américain à l’ironie appuyée, dans le quartier londonien de Covent Garden. Au menu, il y a un bagel avocat-cream cheese à onze livres cinquante. Richard porte une chemise Ted Baker bleu marine, compassée mais pas repassée, dont il a roulé les manches jusqu’aux coudes, ce qui donne un côté théâtral à ses mains et ses poignets expressifs, comme détachés de son corps. Il se montre volubile, prompt à détailler combien sa vie n’est désormais plus qu’« un merdier sans nom ».
Voilà une remarque complaisante, voire égoïste, diraient certains. Après tout, depuis que l’épidémie de Covid-19 a ravagé la planète en 2020, nombreux sont ceux qui ont durement souffert, perdu des proches ou même la vie. Richard Spencer, lui, se porte à merveille. Les personnes qu’il aime sont à l’abri – même si cet amour n’est peut-être pas réciproque, à l’heure actuelle. Mais il a perdu quelque chose d’essentiel : son statut social. Avant, en 2019, tous les fruits excessifs du capitalisme tardif lui appartenaient. Il possédait plusieurs demeures, des terres agricoles, des placements et des voitures. Il avait du personnel de maison, une jolie femme, et une petite amie beaucoup plus jeune en prime. Courtier sur les marchés d’actions pour une grande banque d’investissement, il jouissait d’un pouvoir, d’une influence et d’une richesse immenses. Il avait tout. Aujourd’hui, dépouillé de tout ça, le voici devenu l’homme qui se tient devant moi : un géant terrassé, exilé de son château dans les nuages.
Le « Jack » qui a volé l’or et abattu le haricot magique de Richard Spencer, c’est le Jake de la ferme, celui qu’il soupçonne de s’être enfui avec son lingot. « Évidemment qu’il l’a pris, putain », affirme-t-il, certain de sa version des faits, bien qu’il n’ait jamais rencontré le jeune homme en question.
En réalité, le courtier ne sait pratiquement rien de celui qu’il accuse d’avoir causé sa ruine. S’il a invité Jake sur sa propriété, c’était « pour rendre service à Lenny », une femme rencontrée dans son immeuble. « L’un de ses amis cherchait un endroit pour se mettre en quarantaine pendant quelques jours », explique-t-il simplement. Richard ne sait pas grand-chose de Lenny non plus. Elle faisait partie des rares résidents de leur immeuble de Kensington à être restés pendant le confinement, la plupart ayant préféré se réfugier dans leur maison secondaire. Connaît-il son nom de famille ? « Non. » Son âge ? « Euh, mûr. » Son numéro d’appartement ? « Je ne suis plus très sûr. » Que savait-il au juste de cette femme, quand il a décidé de lui remettre les clés de sa ferme ? « Eh bien, hésite-t-il. Je la connaissais très bien, d’un certain point de vue… » Il ne termine pas sa phrase