Correspondance: précédée de Proust chez Grasset, une aventure éditoriale
Une édition établie, présentée et annotée par Pascal Fouché.
Bernard Grasset accepte, sans l’avoir lu, d’éditer Le Temps perdu de Marcel Proust, en 1913, à compte d’auteur. Devenu Du côté de chez Swann, le roman reçoit une reconnaissance immédiate du milieu littéraire et Grasset fait tout ce qu’il peut pour en publier la suite malgré les sollicitations reçues par Proust.
Sans la Grande Guerre, nul doute qu’il y serait parvenu mais la fermeture de sa maison d’édition le contraint à laisser partir la Recherche chez Gallimard alors que le deuxième tome est déjà sur épreuves. Il faut près de trois ans pour solder leur séparation et Grasset tente, en vain, d’obtenir d’autres textes de Proust jusqu’à sa mort.
Pascal Fouché restitue cette histoire à travers les 246 lettres de leur correspondance et celle de ceux qui contribuent à cette aventure : proches de Proust et collaborateurs de Grasset, dont les échanges avec l’imprimerie sont en grande partie inédits. Il en retrace les péripéties à partir des archives et en montre les dessous en publiant leur contrat, en faisant le point sur les épreuves, les tirages et le montant des droits d’auteur qui sont en jeu. Les négociations pour publier Proust, autant que celles qui actent leur séparation, témoignent de leurs fortes personnalités et du respect mutuel qu’ils se portent malgré leurs différents, illustrant la complexité de la relation auteurs-éditeurs.
Une aventure éditoriale qui marque l’avènement du plus célèbre auteur français du XXe siècle.
Extrait
1. À René Blum
[Vers le 20 février 1913]
102 bd Haussmann
Retenez bien l’adresse car tout le temps on égare des lettres et la poste met Inconnu. Hélas. Le téléphone 292-05
Cher ami
Je vous avais téléphoné hier soir au Gil Blas. Mais comme c’est assez rare que je sois en état de téléphoner et excessivement rare, de sortir ou de recevoir, je crois préférable de vous dire par lettre le grand service que je voulais vous demander. Il concerne M. Grasset, l’éditeur, dont vous êtes je crois l’ami. Je souhaiterais que M. Grasset publiât, à mes frais, moi payant l’édition et la publicité, un important ouvrage (disons roman, car c’est une espèce de roman) que j’ai terminé. Ce roman comprendra deux volumes, de 650 pages chacun. Pour faire une concession aux habitudes, je donne un titre différent aux deux volumes et je ne les ferai paraître qu’à dix mois d’intervalle. Cependant je mettrai peut’être en haut de la couverture un titre général, comme par exemple France a fait pour Histoire contemporaine : L’Orme du Mail2.
Si pour une raison quelconque cela vous gêne de parler à M. Grasset, dites-le-moi très franchement et n’ayez pas de scrupules ; car je connais beaucoup de gens qui sont, je crois, liés avec lui. Mais si vous le faites je voudrais vous dire : d’abord que je vous l’ai demandé pour plus de franchise sans précautions oratoires, je n’en ai pas moins le sentiment que c’est un très grand service que vous me rendez. Vous le comprendrez facilement je travaille depuis longtemps à cette œuvre, j’y ai mis le meilleur de ma pensée ; elle réclame maintenant un tombeau qui soit achevé avant que le mien soit rempli et en m’aidant à accomplir son vœu vous faites pour moi quelque chose de précieux, d’autant plus que l’état de ma santé me rend très difficile de m’en occuper. Secondement, si vous pouvez me rendre ce service, rendez-le-moi comme je vous le demande ; c’est-à-dire ne me dites pas, comme tout le monde je le sais me le dirait : « Mais Cher Ami, Grasset sera enchanté de vous éditer à ses frais à lui et en vous faisant de belles conditions. Vous avez trop de talent pour payer votre édition comme un amateur. D’ailleurs c’est détestable, cela se saura, vous ridiculisera et un éditeur ne s’occupe pas d’un livre fait dans ces conditions. » Tout cela (sauf le talent que j’ignore) est vrai. Mais mon cher ami je suis très malade, j’ai besoin de certitude et de repos. Si M. Grasset édite le livre à ses frais, il va le lire, me faire attendre, me proposera des changements, de faire des petits volumes, etc. Et aura raison au point de vue du succès. Mais je recherche plutôt la claire présentation de mon œuvre. Ce que je veux c’est que dans huit jours vous puissiez me dire, c’est une affaire conclue, votre livre paraîtra à telle date. Et cela n’est possible qu’en payant l’édition. Pour que M. Grasset soit plus de connivence avec la réussite, je lui serais reconnaissant de me prendre en outre un tant pour cent sur la vente. De cette façon il ne dépensera pas un sou, gagnera peut’être un rien (car je n’espère guère que le livre se vende au moins avant que le public s’y soit peu à peu accoutumé) mais je crois que l’ouvrage, très supérieur à ce que j’ai jamais fait, lui fera un jour honneur.
J’ajoute pour dire tous les inconvénients d’abord qu’il y a dès la première partie dont je puis dans les vingt-quatre heures faire remettre le manuscrit à M. Grasset s’il accepte, des pages très indécentes ; et que dès la seconde (celle qui paraîtra dix mois après) d’autres qui le sont encore plus. Mais le caractère de l’œuvre est si grave et la tenue si littéraire que cela ne peut être un obstacle.
Enfin j’aimerais (mais ceci n’a plus qu’une importance tout à fait secondaire) que pendant quelque temps ceci reste entre vous, M. Grasset et moi (une demande d’être édité à mes frais). Non pas par amour-propre ; je le proclamerai très franchement le moment venu. Mais en ce moment je crains certaines complications. Ainsi j’ai dit à certaines personnes (et les lettres que je vous montrerai vous prouveront que je disais vrai) qu’un éditeur fort célèbre avait demandé à éditer ce livre à ses frais et à des conditions brillantes pour moi3. Tout le monde croira que j’ai menti si on me voit demander comme une faveur une édition à compte d’auteur. Ou bien on me trouvera falot, et le côté « personnage de Tristan Bernard4 » de cette lettre s’en trouvera accru. Je vois d’ici Antoine Bibesco téléphonant à M. Grasset que j’ai beaucoup de talent, que c’est à lui à me payer, etc… Je crois qu’il vaut mieux éviter les complications adventices autour d’une édition qui est une chose fort grave pour moi et fort ennuyeuse pour un éditeur mis en présence d’un ouvrage de cette longueur.
Remarquez que j’ai tellement peu l’habitude de cela (je n’ai jamais publié que Les Plaisirs et les Jours que Calmann avait fait à ses frais et mes Ruskin au Mercure dans les mêmes conditions avantageuses) que je ne me rends pas compte si malgré tout ce que j’offre, c’est encore un service à demander à M. Grasset. Si vous croyez que oui et que pour l’obtenir il serait bon de me faire parallèlement recommander par un homme « d’âge », je suis convaincu que Barrès ou Hervieu ou Régnier ou Calmette5 le feraient très volontiers. Tout ce que je crains c’est qu’ils ne veuillent pas du compte d’auteur. D’où retards, indécisions, incertitudes, et peut’être refus. Alors nouvelles fatigues, autre éditeur, etc., tout ce que je veux éviter à tout prix. Dites à M. Grasset tout ce que vous penserez pouvoir lui faire dire un oui ferme et irrévocable ; ne lui dites pas que j’ai du talent, d’abord parce que ce n’est peut’être pas vrai, ensuite parce qu’il ne faut pas trop décourager les gens dès le commencement. Mais on me dit qu’il est tellement intelligent que cela même ne le découragerait peut’être pas. J’ai entendu depuis quelques années dire des merveilles de lui. Même c’est un regret de penser que j’aurais si peu à faire à lui. Car tant que ma présence ne sera pas indispensable, c’est plutôt Reynaldo qui ira le voir pour moi ; car je ne peux bouger que si difficilement.
Ne lui dites pas non plus la raison de la gravité de mon état. Car si après cela on vit encore quelque temps on ne vous le pardonne pas. Je me rappelle des gens qui ont « traîné » des années. On avait l’air de croire qu’ils avaient joué la comédie. Comme Gautier avait tant tardé à partir pour l’Espagne que des gens lui disaient : « Vous êtes revenu6 » ; ne pouvant admettre que je ne sois pas mort, on dirait que je suis « réincarné » (le nouveau livre de Maeterlinck7, – si robuste pour parler de choses si délicates, magnifique 120 chevaux, marque mystère, familiarisé avec les conceptions si l’on peut dire).
Enfin, cher Ami, dernière chose car cela me fatigue tellement de commencer une lettre que je voudrais tout vous dire dans celle-ci (et j’ai omis les trois quarts) voudriez-vous prendre en note de ne pas me téléphoner sur ces choses (ou du moins si vous me téléphonez de n’en parler qu’à moi et si c’est mon valet de chambre qui vous répond de ne pas lui donner d’explications) de mettre un cachet de cire à vos lettres (et M. Grasset aussi). Je voudrais que M. Grasset dise quand le livre pourra paraître afin que je puisse peut’être donner quelques extraits. Je souhaiterais « MAI » mais je ne sais si je pourrai corriger assez vite autant d’épreuves. Je voudrais du moins qu’elles commencent tout de suite. Et à ce propos ne croyez pas que mon livre soit un recueil d’articles. Mes deux derniers articles du Figaro en étaient des extraits, ce qui n’a aucun rapport8. Mes autres articles du Figaro, j’en ferai un recueil, si je peux les retrouver, mais plus tard et chez un autre éditeur. Quant à ce livre-ci, c’est au contraire un tout très composé, quoique d’une composition si complexe que je crains que personne ne le perçoive et qu’il apparaisse comme une suite de digressions. C’est tout le contraire. –. Voyez si vous pouvez me rendre ce service, il est immense, mais seulement s’il est complet, définitif et certain.
Votre dévoué
Marcel Proust