Les Gréveuses
ita est femme de chambre à l’Inside, hôtel parisien de six cents chambres. Une employée happée par un système : sous-payée, sans protection sociale ni contrat à plein temps, elle est soumise à une entreprise de sous-traitance. A la cité, ses fils l’attendent et trompent l’ennui. Comme elle, Aminata, Diva, Mariama sont payées à la tâche. Une violence de trop sera l’étincelle qui fera débuter la lutte, et embrasera leur été.
Sur le piquet de grève, elles sont dix-sept travailleuses à réclamer leurs droits. Elles ne parlent pas les mêmes langues, ne croient pas aux mêmes dieux, mais ensemble surpassent les douleurs et les humiliations. Leurs corps et leurs rêves abîmés. La grève devient alors une épopée où les femmes de chambre affrontent les grands patrons, invisibles, qui souhaitent que leur mouvement s’essouffle. À la fin, elles seront plus de cent-cinquante.
Dans une langue incandescente, Romuald Gadegbeku nous raconte la vie de ces travailleuses qui, par leurs efforts répétés, tentent d’arracher leur dignité autant qu’une juste place dans ce pays : que leur est-il arrivé ? Un premier roman politique où la grâce répond à la douleur.
Extrait
Ils se croient grands les fils à Rita. Après son repas, elle va voir la chambre dérangée de Loïc et Christian. Lits superposés défaits, feuilles volantes dispersées et raturées de rouge, chaussettes ou slips qui traînent, des cadavres de sucreries, et un haltère qui a roulé. Des cahiers et des manuels scolaires ont aussi été abandonnés par terre. Rita se précipite sur la fenêtre fermée depuis au moins vingt-quatre heures, l’ouvre, et respire un bon coup.
Au milieu du désordre, son regard s’attarde sur la PlayStation 4 posée sur le meuble. Elle s’assoit en face, sur le lit du bas, celui de Christian. Où est posée une manette noire qu’elle caresse. Le plastique froid flotte dans sa paume moite. Avant cette console, il y en avait eu une autre, et avant une autre encore. Malgré sa bourse trouée, c’est l’un des sacrifices que Rita est prête à consentir. Elle se renseignait toujours sur la sortie de la prochaine console de Sony. Et c’était 20, 10, 5, 30 euros mis de côté dès que possible. L’investissement était soigneusement préparé, et la surprise tomberait bientôt pour les gosses. Car elle déléguerait à cette machine assemblée au Japon un peu de sa tâche. Machine magique qui peut garder Christian et Loïc à la maison plus de dix heures d’affilée sans qu’elle ait eu à gronder. Une sœur qui donne la main à ses fils en attendant qu’elle rentre, et les garde du dehors et de ce qu’elle imagine qui pourrait s’y passer pour des garçons comme eux. La violence. La délinquance. La police et sa violence. Elle en a peur. La PlayStation embauchée comme garde d’enfants, c’était venu d’instinct. Cette console-là commence un peu à dater. Elle se débrouillera pour la suivante.
Ils étaient passés du ventre au dos en moins de deux, puis vite sur deux pattes. Loïc s’éloigne déjà du pagne de sa mère. Christian est devenu encore plus grand depuis qu’il a fini le collège. Pourtant, hier encore, elle l’appelait Dossier. Le petit garçon ne pouvait s’endormir que sur le dos à Rita. Dessus, il suait, riait, vibrait en même temps que maman. Dès que la mère passait le seuil de l’appartement, il réclamait son dos. Les négociations se déroulaient dans un dialecte de gémissements suivis de pleurs auxquels la mère finissait toujours par céder. Dossier squattait son dos même pendant les tâches ménagères. Rita plongeait sa serpillière dans l’eau sale avec le petit sur le dos. Elle se baissait, briquait, balayait l’appartement tel un être hybride : deux têtes, quatre bras, quatre jambes, dont une moitié croissait, et l’autre se fanait, mère et travailleuse, en même temps. Malgré les secouements dus aux besognes, le petit était bien sur le dos de maman. Il y restait jusqu’à la tombée de la nuit, ensuite Rita le déposait dans son lit, mais si par malheur il ouvrait les paupières et se rendait compte qu’il n’était plus sur le dos de maman, il pleurait-hurlait pour l’appeler. Alors la mère lui redonnait son dos, et il pionçait illico. C’est l’oreille droite qu’il posait sur le dos de maman, il faisait un bruit gluant et mou en s’aspirant l’intérieur des joues. Il était prêt à roupiller. Sa berceuse, c’était le cœur à Rita qui battait encore des efforts de sa journée. Il aimait la chaleur du dos de sa mère et la chaleur du wax sur son dos. Quand il en glissait, elle se pliait tel l’angle d’une équerre et resserrait son pagne, c’était mieux. En y repensant, elle se dit qu’elle serait incapable de les porter aujourd’hui. Son corps craquelé ne les supporterait plus. Christian avait dormi sur son dos six ans durant. Jusqu’au CP. À la fin, ses longues jambes traînaient presque par terre. Ça faisait tousser de rire les tanties, les copines, les cousines, les collègues. Et quand Rita veut lui rappeler qu’il est encore un bébé, ô chéri coco, surtout un fils, elle l’appelle Dossier. Dévi nyo you amagan yoyo, Les fils c’est mieux que les hommes, elle dit.
Rita prend la manette, et la pose sur le meuble à côté de la console. Elle fait les lits des fils, et gémit de douleur en pliant ses vieux genoux pour ramasser les objets éparpillés par terre. C’est toujours les mêmes génuflexions, hurlent ses rotules. À l’église. À l’hôtel. Au travail. Ou lèvres écartées devant le machin de l’homme parti. Rita se redresse en serrant les dents comme pour croquer. Elle classe les feuilles volantes. Empile les livres sur le bureau. Plie les vêtements froissés. Attrape les emballages de sucreries. Balai. Serpillière. Pour un court moment, l’ordre est rétabli dans la chambre des garçons.
Allongée dans le canapé du salon, elle regarde d’un œil Les Reines du shopping, les grains de son chapelet dans une main. Dans la touffeur de cet après-midi de début d’été, des perles de sueur pointent sur sa gorge. « Seigneur Dieu, protège-les, dedans comme dehors, fais-les réussir à l’école, protège-les dans la cité », elle répète entre chaque récitation de ses mystères glorieux. Dans la tévé, des femmes font vite pour acheter des tenues colorées. Elles défileront plus tard sous l’œil juge de Cristina Córdula pour savoir lesquelles sont les plus belles. Rita l’a compris. Plus ils grandissent, moins elle peut les protéger. Soudain, elle bondit du canapé comme si on lui avait pincé le derrière, et va à la fenêtre.
On entend l’heure de la sortie d’école. Rita est attirée à la fenêtre par les vibrations de leurs voix de mères. Elles rient, s’embrassent, et échangent sous les cui-cui-cui de leur progéniture. Elles s’étaient pressées pour s’offrir le luxe d’attendre devant l’école, à terminer leurs tâches toujours plus vite. Éreintées, leurs voix brûlantes les maintiennent éveillées, et en réveillent d’autres. Des chuchotements, des bruits de gorge, des bouts de mots, et des rires se hissant jusqu’à son quinzième étage. Elles attendent que les vertes grilles s’écartent et libèrent leurs enfants. Les spectatrices appelées deviendront actrices en sortant de l’ascenseur ou de la cage d’escalier. Drôles de coulisses. Le décor lui ne change pas. L’école a toujours sa façade décrépie et ses briques rouges et fendillées. Devant, ces femmes continuent de chanter. Elles ont du futur plein la bouche. Pour les gosses. Pour elles. Demain sera mieux qu’hier, c’est sûr. Elle aussi y croit. Rita entend l’appel. Elle s’habille en vitesse. Dans la précipitation, elle oublie presque de mettre sa perruque. Puis descend chercher Loïc.
Dans la cohue devant l’école, elle salue une maman dont le fils traîne souvent avec Christian. Les enfants sortent en nombre, se bousculent. Des petits bras qui gigotent et des petites jambes qui sprintent dès qu’elles passent le vieux grillage. Loïc, lui, marquis de cour de récré, prend son temps. Le poids de son gros cartable semble le menacer d’une chute à tout moment. Rita sait qu’il l’a vue, mais le petit fait semblant de l’ignorer. Il slalome entre les gens, et se dirige vers leur bâtiment. Rita attrape la poignée de son cartable et lui sourit.
— Mais pourquoi tu viens me chercher ? J’peux rentrer seul, seul, seul, gémit Loïc.
Rita humecte son pouce de salive, et avec efface les traces de terre sur le visage du petit qui tente d’échapper à l’étreinte baveuse. Il jette des coups d’œil autour d’eux comme pour s’assurer que personne ne les regarde.
— T’as faim ? On va à la boulangerie, dit Rita.
— J’pouvais rentrer seul, continue de chigner le garçon.
— Regarde-moi sa tête là, profite, je serai pas toujours là