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Depuis le massacre du 7 octobre 2023, Gilles ne reconnaît plus sa femme Rébecca, une éditrice parisienne dont l’identité juive ressurgit obsessionnellement en même temps qu’apparait au plafond de leur chambre à coucher un champignon mystérieux impossible à éradiquer.
Tout ce qui lui était familier lui devenant étranger, Gilles se réfugie dans un adultère clandestin avec la belle Capucine, avec laquelle il se sent « à la maison » et qui va l’encourager à découvrir les meetings de Jordan et Marine. Passion sexuelle bientôt mêlée de passion politique, dans un monde où tout se défait.
Autour de ce trio, un rabbin séduisant, un avocat provocateur, une écrivaine intersectionnelle qui rêve d’un prix littéraire, un ami fasciste, une influenceuse pro-israélienne, des dîners pleins de vie et d’engueulades, les grands mots, la folie de tous dans une France obsédée par les questions identitaires ( religion, communautés, genres, sexes…) qui semble elle aussi recouverte de moisissure.
20 après le succès de son mythique Vieux juif blonde sur scène, Amanda Sthers, nous offre un roman vif, drôle, implacable, une variation contemporaine sur La Métamorphose de Kafka sous forme de fable politique aux dialogues ciselés dont nul ne sort indemne et qui fait du bien dans un monde où la nuance, le recul et l’humour se font rares.
Extrait
Ça avait commencé par un sol sale. Constamment. Rebecca passait le balai, l’aspirateur, mais le soir venu ils retrouvaient la chambre à coucher recouverte d’une poussière blanchâtre et granuleuse. Gilles ne comprenait pas que ça mette sa femme dans un tel état mais elle ne pouvait réfréner ses pensées macabres face à la poudre beige persistante qui semblait transpirer de leur sol. Rebecca venait de perdre ses parents à deux mois d’intervalle et tout ce à quoi elle pouvait penser était : cette poussière que je chasse est leurs corps. Vous êtes poussière, et vous retournerez à la poussière (Genèse 3,19). Elle passa le lundi de Pâques prostrée mais le lendemain elle décida d’agir, se rendit à la mairie du dix-septième, vérifia qu’il n’y avait pas de travaux aux alentours qui puissent expliquer la saleté, mais rien. Le mercredi, elle prit un congé pour inspecter la maison et comprendre comment cette farine, brune par endroits, faisait son apparition. C’est seulement en se réveillant de sa sieste qu’elle finit par lever la tête et qu’elle le vit. Une forme d’effroi et un dégoût la saisirent alors à la gorge.
Si elle ne devait en parler qu’en termes esthétiques, pourtant, il lui faudrait admettre que ce champignon était d’une grande beauté, dessiné comme de la dentelle fine, déployé tel un nénuphar crème sur l’étendue opaline qui semblait menacer de s’effondrer. Rebecca prit une photo de la chose mais ne put se résoudre à l’envoyer sans explication préalable sur le portable de son mari. Il y avait une dimension monstrueuse à cette apparition, sans doute l’annonce de l’horreur qui allait s’abattre sur leurs vies dans les mois à venir, le signe de la fin du monde ou d’une partie de celui qu’elle avait connu jusqu’à présent.
« Mais j’appelle qui ?
— Je sais pas moi, un dératiseur.
— Pour un champignon ?
— Un dératiseur pour champignons, je ne sais pas, tape sur Google ! »
Régis Ambient, spécialiste de la société Cloisonmouillée, et son assistant le silencieux Rachid, débarquèrent l’après-midi même. Au téléphone, Rebecca avait été incapable de lui décrire ne fût-ce que la forme de l’intrus, « Il est comment, conique ? — Non, je ne crois pas. — Concave ? Il s’agit juste de regarder, madame. Il a une crête ? Il est convexe ? ». Rebecca avait presque pleuré et l’avait supplié de venir au plus vite. Régis ne regrettait pas le déplacement de dernière minute. Il siffla à la vue du champignon.
« Ah bah ma petite dame… C’est un beau spécimen.
— Mais comment c’est arrivé là ? On est en plein Paris, pas dans la forêt de Rambouillet ! »
Régis répondit en gardant la tête en l’air, dévisageant la chose comme s’il s’adressait au Tout-Puissant.
« Les champignons, ça a des caractéristiques qui en font un règne à part, distinct des règnes animal et végétal : c’est un autre monde dans notre monde, vous comprenez ? On ne sait pas encore tout d’eux. C’est mystérieux, quoi. Et autant on adore les cèpes, autant ceux-là, faut les éliminer. Et puis faut tout casser. Parce qu’il ne s’agit pas que de l’enlever, il faut comprendre pourquoi il pousse. »
Rachid approuva, opinant du chef. Il prenait des clichés du champignon sur son iPhone puis les faisait valider par son patron.
« C’est toute une aventure, ils se reproduisent avec leurs spores. Ils sont comme l’exosquelette des crustacés en quelque sorte, leur paroi cellulaire est chitineuse. Donc si on laisse traîner une spore et qu’une autre quasiment invisible est restée dans les parages, vous êtes bonne pour vous en taper un nouveau. Donc je dois bâcher, désinfecter et tout le tintouin.
— Mais je reçois beaucoup de monde ici demain soir !
— Ça va pas être possible ça, madame. »
Gilles fêtait ses cinquante ans. Une soirée devait avoir lieu chez eux mais Régis Ambient le leur déconseillait vivement avant le rapport final d’expertise du laboratoire.
« C’est pas bon. C’est pas bon du tout, c’t’affaire. »
Rachid semblait d’accord.
A priori il ne s’agissait pas d’un mérule mais, à sa grande surprise, Régis, qui était pourtant dans le métier depuis plus de trente ans, ne pouvait identifier la variété de moisissure à laquelle ils étaient confrontés. Ça pouvait être dangereux.
« J’en ai jamais vu des comme ça. »
Il fallait être prudent, cela comportait des risques respiratoires ou d’immunodépression. Il leur conseilla d’ailleurs d’aller passer la nuit chez des amis ou au moins dans une autre pièce. Inviter une soixantaine de personnes le lendemain paraissait inconscient. Ils avaient honte de la situation. Sans le formuler, même dans l’intimité de leur foyer, ils ressentaient une gêne, comme s’il s’agissait d’une excroissance à même leur peau.
