Notes à John
Après la mort de Joan Didion en 2021, ses héritiers découvrent, sur le bureau de son appartement new-yorkais, un classeur contenant une série de notes soigneusement ordonnées. Rédigées à la manière d’un journal et adressées à son mari – John Gregory Dunne –, ces pages racontent les séances de l’écrivaine chez son psychiatre, de 1999 à 2003.
Dans ce volume inédit, Joan Didion aborde avec une intimité bouleversante les obsessions que l’on retrouve dans son œuvre littéraire : ses liens complexes avec sa fille adoptive Quintana, la relation fusionnelle avec son mari, ses questionnements sur la maternité, le rôle central de l’écriture dans son quotidien comme dans sa vie sociale, sa crainte de la dépendance, de la maladie et de la mort. Au moment où Joan écrit ce journal, Quintana est en proie à un alcoolisme sévère tandis que sa dépression est au cœur des angoisses maternelles. Ravagée par la culpabilité, une question hante Joan : comment protéger sa fille sans l’empêcher d’être libre ?
Dans la continuité de L’Année de la pensée magique et du Bleu de la nuit, Notes à John constitue l’ultime pièce d’un triptyque tragique de la littérature contemporaine. Ce texte posthume jette une lumière nouvelle sur les drames que Joan Didion s’apprête à traverser – la perte imminente de son mari puis de sa fille – et offre aux lecteurs un accès intime à une parole vulnérable, dénuée d’artifice. On y retrouve la langue précise, tendue et lumineuse de l’autrice, mais aussi la sincérité poignante de l’une des plus grandes écrivaines américaines de notre temps.
Extrait
29 décembre 1999
Concernant l’arrêt du Zoloft, j’ai dit au Dr MacKinnon qu’une heure après l’avoir pris, j’avais eu l’impression de perdre mon principe organisateur, un peu comme quand on boit un planteur avant le déjeuner, sous les tropiques. J’avais essayé d’y réfléchir, posément parce que je savais bien que ça ne tenait pas debout puisque les précautions d’emploi précisent que même le double de cette dose n’agit pas avant plusieurs heures, et que l’effet maximal est atteint au bout de trois à cinq jours de prise régulière. J’ai réalisé que je me fais une idée étroitement calibrée de mon bien-être physique, que j’ai très peur de perdre le contrôle, et que ma personnalité s’organise autour d’un certain niveau de mobilisation ou d’anxiété.
Ensuite j’ai dit que j’avais essayé de réfléchir à l’anxiété que j’avais exprimée au cours de notre dernière séance. Que même si je l’avais liée au domaine professionnel, (la réunion à Los Angeles, etc.), j’avais réalisé en en parlant avec toi qu’elle avait surtout à voir avec Quintana.
« Mais bien sûr », a dit le docteur. Et on s’est mis à parler de la nature de mon anxiété vis-à-vis de Quintana. Dans le fond, j’ai peur qu’elle sombre dans la dépression jusqu’à être en danger. D’où la crainte perpétuelle de l’incident qui guette, des appels en pleine nuit, d’où les tentatives pour prendre sa température émotionnelle à chaque coup de fil. J’ai dit que d’une certaine façon, tout ça me paraissait justifié, et puis d’un autre côté, injuste envers elle, qui doit ressentir notre anxiété comme nous ressentons la sienne. « Quelque chose me dit qu’elle doit être particulièrement sensible à la vôtre », il a lancé. J’ai convenu que oui, apparemment. Non seulement elle nous en avait parlé, mais elle en avait parlé au Docteur Kass. C’était bien moi qu’elle voulait envoyer voir un psychiatre, et pas toi. Le Dr MacKinnon juge probable qu’elle lise de l’anxiété chez toi comme chez moi, mais dit qu’il y a quelque chose en elle, et dans ma relation avec elle, qui lui fait ressentir la mienne de façon plus aiguë, qui fait qu’elle s’y vient s’y accrocher. « Les gens qui présentent certains schémas névrotiques se chevillent l’un à l’autre, contrairement à des sujets sains. Il est clair qu’une dépendance puissante joue dans les deux sens, entre elle et vous. »
Il a voulu savoir quel âge avait Quintana quand nous l’avons eue, les détails de l’adoption1. Nous en avons parlé assez longuement, et j’ai dit que j’avais toujours eu peur que nous la perdions. D’où la nécessité de vivre en vigilance, de débusquer la vipère hypothétique cachée dans le lierre sur Franklin Avenue. D’après lui, tout comme les enfants adoptés ont peur d’être abandonnés de nouveau, les parents adoptifs ont une peur profonde qu’on leur retire leur enfant. Quand ces angoisses ne sont pas traitées au moment où on les éprouve, on les déplace et elles se fixent de manière obsessionnelle sur les dangers auxquels on peut parer – la vipère dans le jardin – par opposition à ceux sur lesquels on n’a pas de prise. « Il est clair que vous n’avez pas affronté cette peur à l’époque. Vous l’avez mise de côté. C’est votre structure. Vous avancez, vaille que vaille, par le travail et la compétence. Vous contrôlez la situation. Seulement la peur est toujours là, et cet été, quand vous avez découvert que votre fille courait un danger que vous ne pouviez pas gérer ni maîtriser, la peur a brisé vos défenses. »
J’ai concédé que j’avais peut-être été surprotectrice, mais que je ne pensais pas qu’elle me voyait sous ce jour. Au contraire, elle m’avait autrefois décrite comme une mère « un peu lointaine ». Le Dr MacKinnon : « Vous ne croyez pas qu’elle a interprété votre distance comme une défense ? Puisque sa propre distance lui sert de défense ? Ce n’est pas ce que vous venez de me dire ? Vous croyez qu’elle ne se retourne jamais sur le passé ? »
Ce qui nous a amenés à parler de Quintana et Stephen, de Quintana et Dominique2. Il m’a demandé si je verrais un inconvénient à ce qu’il discute avec le Dr Kass de certains sujets qui se font jour au fil de nos séances. J’ai dit que je l’encourageais à discuter de tout ce qui pourrait nous avancer.
Quant à savoir en quoi mon anxiété est plus perturbante que la tienne pour Quintana, il a émis cette hypothèse : « Il y a en vous quelque chose – qui remonte longtemps avant sa naissance – qui vous fait croire que vous ne méritez pas les bons côtés de la vie. Je suis persuadé que vous avez estimé avoir de la chance quand on vous a donné Quintana et je suis tout aussi convaincu que vous pensez ne pas l’avoir méritée, qu’à la limite, vous méritez de la perdre. C’est un schéma de pensée anormal. Qui va au-delà de la chose elle-même. Qui remonte à autre chose. Quelle qu’en soit la raison, vous avez grandi en vous attendant au pire. Vous ne vous attendez pas à ce qu’il arrive des choses bien. Vous avez grandi sans le gène du déni.