J'ai perdu un bédouin dans Paris
Je m’appelle Arthur Essebag.
Depuis toujours, je vous divertis à la télévision. Je ne vous ai jamais parlé d’autre chose, car j’ai toujours considéré que ce n’était pas mon rôle.
Jusqu’à ce matin où l’impensable a surgi. Des milliers de terroristes. Des villages anéantis.
En quelques heures : 1 200 vies sauvagement brisées. D’autres traînées dans des tunnels, en otages.
Si le monde allait bien, il aurait pleuré. Comme moi j’ai souvent pleuré pour le monde. Mais ce jour-là, une partie de la planète s’est tue.
C’était le 7 octobre 2023. Le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah.
Ce fut une bascule, une descente aux enfers où j’ai entraîné ma famille, mes proches, dans une apnée interminable. Je voyais dans leurs yeux ma peur reflétée, ma colère, mon impuissance. Alors j’ai pensé à ma mère. À mes racines. À cette Histoire tatouée dans mon sang. Et mon ADN s’est mis à hurler : j’ai dit “Je” et j’ai dit “juif” .
Presque malgré moi. Je suis devenu une voix, dans le vacarme et le mensonge.
Et j’ai écrit. Parce que je n’avais plus d’air. Pour survivre. Pour transformer la douleur en action.
De mes voyages en Israël, sous les missiles du Hamas, de mes amis perdus et de ceux retrouvés, entre les larmes et les rires, est né ce livre. Un cri qui traverse les frontières. De Tel-Aviv à Gaza. Un cri qui nous demande : où est passée notre humanité ?
J’ai perdu un Bédouin dans Paris est mon premier livre.
Et ce Bédouin, finalement… c’est moi.
Extrait
En apnée
Ma vie s’arrête.
D’un coup. Comme un flingue sur la tempe.
Pas de préavis, pas de signal.
Le 7 octobre, quelque chose explose. Pas dehors. Dedans.
Une déflagration sourde. Intime. Viscérale.
Un point de rupture. Un avant. Un après. Plus rien entre les deux.
Je vois ce que personne ne devrait voir.
Pas dans un cauchemar, pas dans un film.
Dans la vraie vie. La nôtre.
Des enfants éventrés. Des femmes violées jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Des bébés brûlés. Des familles entières exterminées.
Pas à Auschwitz. En 2023, en direct, sur mon portable.
Un kibboutz transformé en abattoir.
Des corps démembrés. Des visages déchirés.
Des cris étouffés.
Et les rires des bourreaux.
Filtrés, montés, envoyés.
Par les tueurs eux-mêmes.
Comme des trophées.
Des vidéos.
Des putains de vidéos.
Avec des bébés.
Des bébés !
Je vois le Mal.
Pas en noir et blanc.
Pas dans un manuel d’Histoire.
En 4K. En live.
À dix centimètres de mes yeux.
Sur un écran rétinien.
À l’intérieur de moi.
Et moi, je suis là.
Debout, puis à genoux, puis affalé.
Paralysé, muet, inutile.
Des jours sans parler. Des jours sans manger.
Des jours à scroller comme un drogué en manque de sens.
À chercher une faille, une contradiction, un miracle.
Quelqu’un pour me dire : c’est faux.
Mais non. Personne.
Et les preuves, les vidéos, les silences.
C’est vrai. C’est réel.
Et moi, je ne suis pas prêt.
Personne ne l’est. Pas à voir l’innommable.
Pas à entendre dans sa propre gorge le cri des générations d’avant.
Un cri ancien. Un cri tatoué dans le sang.
Un cri inscrit dans mon ADN.
Mon cerveau se vide.
Mais mon sang, lui, se met à hurler.
Un cri juif.
Un cri venu du fond.
Des cendres.
Des trains.
Des barbelés.
Un cri qu’on croyait oublié.
Un cri qu’on pensait ne plus jamais devoir entendre.
Et moi, je crois, oui, vraiment, que le monde va hurler avec moi.
Qu’il va sortir.
Se lever.
Nommer les morts.
Dire les noms.
Pleurer avec moi.
Allumer des bougies.
Mais non.
Le monde cligne des yeux.
Puis il parle.
Pas pour nous.
Contre nous.
Comme si c’était notre faute.
Comme si on l’avait mérité.
Comme si le massacre d’enfants pouvait se justifier.
Et là, l’autre choc arrive.
Plus insidieux.
Plus glacial.
Pas la terreur.
La solitude.
Le vide.
Je ne savais pas qu’on pouvait avoir aussi peur.
