Gérard Mulliez: L'épopée du fondateur d'Auchan

Auteur : Margaux Mulliez
Editeur : Grasset

« Il a toujours fui les projecteurs. Mon grand-père, Gérard Mulliez, fondateur d'Auchan, est de ceux qui préfèrent bâtir dans le silence plutôt que se raconter. Discret, pudique, il a longtemps refusé de se livrer. Et puis il y a quatre ans, il a accepté d'ouvrir sa porte, de se dévoiler et de me confier, à moi, sa petite fille, l'histoire de sa vie hors du commun.
J'ai recueilli ses mots, j'ai interrogé ceux qui l'ont côtoyé de près. Une matière vivante, riche de confidences inédites et de témoignages. De ces fragments s'est dessiné le portrait d'un fondateur fait de contradictions, de fragilités, mais aussi d'une énergie inépuisable. Derrière l'entrepreneur, j'ai enfin découvert l'homme : son enfance, ses échecs, sa simplicité, ses obsessions, ses rituels, ses rêves, ses doutes et, surtout, les convictions profondes de cet enfant du Nord qui a construit un empire. »   Margaux Mulliez
Gérard Mulliez est une légende qui a imprimé sa marque dans nos vies et bouleversé nos habitudes de consommation. Auchan, Decathlon, Boulanger, Kiabi, Leroy Merlin : on ne compte plus ces grandes enseignes qui fleurissent en France et à l'international et qui appartiennent à l'Association familiale Mulliez. Mais ce succès considérable ne doit rien au hasard, il est le legs d'un homme audacieux qui a porté une vision nouvelle de l'entreprise fondée sur le collectif et un capitalisme à visage humain. Plus qu'une biographie et une fresque familiale, ce passionnant récit est aussi une plongée dans un demi-siècle d'histoire sociale et économique.

20,00 €
A paraître : Février 2026
240 pages
ISBN : 978-2-2468-4495-2
Fiche consultée 17 fois

Extrait

Daddy

Dimanche 13 mai 2001 – Croix (Nord).

J’ai dix ans, bientôt onze. Ce dimanche-là, mes parents, mes frères et moi partons chez mes grands-parents pour fêter les soixante-dix ans de Gérard – ou Daddy, comme on l’appelle toujours. Dès que l’on entre dans la maison, je sais déjà comment va se dérouler la journée. Le salon est calme, comme d’habitude. Daddy s’installe dans son vieux fauteuil vert brodé, tout usé et troué par endroits. Mamie, elle, s’assoit sur le canapé, entourée de ses petits-enfants. Sur la table basse, il y a la bouteille de porto de Daddy, son petit plaisir, et un verre de rosé pour Mamie, ainsi que des biscuits apéritifs un peu mous, entamés depuis une éternité. Je les regarde en me demandant si quelqu’un va vraiment oser les manger, mais Mamie dit toujours : « Le lave-vaisselle n’a pas faim. Tant que ce n’est pas pourri, c’est que c’est encore mangeable ! » Et tout le monde rigole un peu, bien qu’on les mange quand même.
Quand le moment arrive, à 12 h 30 pile, on se met tous à table, comme une chorégraphie bien rodée puisque nos places restent inchangées : Mamie proche de la cuisine pour les aller-retour, Maman en face, Papa à la gauche de sa mère, Alexandre, mon frère aîné, à une extrémité, Daddy en face de son fils, et Hugo et moi de l’autre côté de la table.
Les discussions tournent toujours autour d’Auchan. Papa y travaille depuis des années, et mes frères sont déjà bien plus intéressés par tout ça que moi. Je les écoute parler de « chef de rayon », de « chiffre d’affaires », de « stock » et de « démarque inconnue », et honnêtement, je ne comprends rien. Ce sont juste des mots qui flottent autour de moi, comme des nuages sans forme. Moi, ce qui me plaît vraiment, c’est quand Daddy mange lentement, trop lentement, et que Mamie, de sa voix autoritaire, lui ordonne : « Allez, Gérard, on finit ce plat, là, on n’a pas toute la journée ! » Et tout le monde rit, sauf Daddy, qui continue de manger sans se presser, parce qu’il est Gérard, et que ça fait partie de lui.
Puis, vient le moment des cadeaux. C’est toujours le même rituel : une bouteille de porto, un chandail bleu marine et une boîte de cigarillos. Daddy les ouvre avec un sourire tranquille, comme s’il n’avait pas besoin de grand-chose. Mon esprit s’évade, je regarde la scène comme si c’était un rêve qu’on avait rejoué chaque année. Quand il voit que je suis dans mes pensées, Daddy me demande ce que j’aimerais faire dans la vie. « Boulangère ou pharmacienne avec ma meilleure amie. » Il me sourit.
À mes yeux, Daddy est un homme doux, un grand travailleur que je ne vois pas souvent. À soixante-dix ans, il est encore à la tête d’Auchan, s’arrêtera-t-il un jour ? Je me le demande… Le déjeuner terminé, nous rentrons à la maison pour laisser mes grands-parents faire leur sieste.

Je ne connais pas mon grand-père, ou plutôt, je le connais peu. Nous nous voyions régulièrement le dimanche midi lorsque je vivais encore chez mes parents, et chaque été à Ramatuelle, dans le Sud de la France, où ma grand-mère et lui nous accueillaient pour les vacances. Je ne me rappelle pas avoir jamais été proche de lui. Il n’est pas de ces grands-pères tendres et affectueux avec leurs petits-enfants, c’est un homme pudique et avare de sentiments. J’ai toujours eu la sensation qu’il voulait s’intéresser à moi, jouer son rôle, mais sa vie d’entrepreneur gardait toujours le dessus. Mon frère m’a dit un jour : « Les entreprises, c’est sa vie. Une fois que tu as compris ça, tu n’es plus blessé par certaines choses qu’il dit et qui peuvent être difficiles à entendre. » Je n’ai pris conscience que très tardivement de la puissance de l’homme que j’avais en face de moi, qui semblait jusqu’alors si ordinaire à mes yeux. Celui qui a toujours privilégié la simplicité au luxe, refusant le confort et l’oisiveté. « Un sou est un sou », nous a-t-il souvent répété. Gérard est un homme exigeant, idolâtré par certains, détesté par d’autres. « Ton grand-père, soit on l’aime, soit on ne l’aime pas, dans tous les cas, on ne peut pas être indifférent », m’a dit l’un de ses proches collaborateurs chez Auchan. Un vrai mystère du Nord, une légende.
Je ne comprenais pas cette adoration, jusqu’au moment où j’ai franchi la porte d’Auchan, en août 2015. J’avais vingt-cinq ans. L’entreprise traversait alors une période difficile – mon grand-père n’en était plus président depuis 2006 –, mais ce que j’ai découvert là-bas m’a bouleversée. Loin des chiffres et des bilans, il y avait une chaleur humaine incroyable, une véritable union entre les collaborateurs. Des hommes et des femmes profondément attachés à l’entreprise, et qui se soutenaient les uns les autres, comme une grande famille.
Je me suis interrogée sur l’origine de ce sentiment d’appartenance. Comment un simple nom, un mot, pouvait-il souder autant de gens ? Après avoir longuement parlé avec certains des plus anciens employés, j’ai compris : ce qui avait fait le succès d’Auchan, c’était une vision unique, l’idée que l’entreprise n’était pas juste un lieu de travail, mais un espace où la confiance et la responsabilisation étaient primordiales. Gérard, c’était celui qui croyait profondément en l’humain. Ceux qui avaient travaillé à ses côtés se souvenaient encore de ses discours remplis de sens, de motivation, de marques de confiance.
Je me suis mise à entendre ses mots, ses messages qu’il répétait sans cesse : l’humain au cœur, la reconnaissance des collaborateurs, l’importance de chacun, du plus petit au plus grand. Chaque matin, il parcourait les bureaux, saluait le personnel, et les gens l’aimaient pour ça. Il allait dans les magasins, rencontrait les chefs de rayon, les hôtesses de caisse, les agents de sécurité. Il avait cette capacité rare à rendre les gens importants, à leur montrer qu’ils comptaient. À ses yeux, ce n’étaient pas les dirigeants ni les chiffres qui faisaient la marque, c’étaient ceux qui étaient sur le terrain, auprès des clients. « Ce sont eux qui ont forgé l’entreprise », me disait-il toujours. Aujourd’hui, en y repensant, je vois à quel point il avait raison : ces hommes et ces femmes étaient sa véritable richesse, et il leur en sera toujours éternellement reconnaissant.
Alors c’est là, dans cet environnement singulier, que j’ai compris l’importance de cet homme que je n’avais jamais vraiment vu, avec ses silences et ses gestes discrets. Il avait bâti une légende, non pas sur de l’or ou des chiffres, mais sur des valeurs profondes : la simplicité, la confiance, le respect d’autrui. Et à ce moment-là, je me suis sentie fière d’être sa petite-fille.

En octobre 2021, j’ai décidé de raconter sa vie à travers les regards croisés de tous ceux l’ayant connu et côtoyé. Pendant les deux années qui ont suivi, mon grand-père n’était plus uniquement un grand-père, il était Gérard Mulliez, fondateur d’Auchan et à l’origine du développement fulgurant des entreprises qui ont fait le succès entrepreneurial de notre famille : Decathlon, Flunch, Kiabi, Saint Maclou, et plus tard les rachats de Leroy Merlin et Boulanger, une panoplie d’œuvres familiales, pour certaines édifiées par ses cousins, soutenues et financées par Auchan. Au milieu de cette famille, je découvris un travailleur acharné qui fera passer les collaborateurs de l’entreprise et leur bien-être avant tout le reste ; c’est ça finalement qui le rend le plus heureux : être utile à la société

Informations sur le livre