Le désir de tyrannie
« La tyrannie se caractérise essentiellement par l'instabilité. En un instant, le premier venu arrive au faîte du pouvoir mais il en dégringole avec la même rapidité pour être remplacé par un de ses adversaires. Il y a toujours un tyran et toujours des opprimés, en somme, mais les rôles alternent. »
Dans ces quelques lignes extraites de La Violence et le Sacré, René Girard réfléchit sur l'équilibre instable du pouvoir, dont le tyran reste la figure excessive et la tentation secrète. Confrontant le tragique grec et le prophétisme juif, son oeuvre montre comment les désordres engendrés par le désir mimétique se résolvent dans l'irruption d'un Modèle unique, à la fois vénéré et détesté, qui s'impose à toute la société. La tyrannie du Prince ne fait qu'un avec celle de ses sujets. Ce mal politique une fois mis au jour, la liberté peut s'inventer dans une relation à l'Autre libérée des ruses du désir.
Dans ce court volume, Benoît Chantre, éditeur, président de l'Association Recherches Mimétiques, auteur de la grande biographie intellectuelle de René Girard, assemble et commente ces textes qui ont retrouvé une actualité troublante.
Textes présentés et commentés par Benoît Chantre
Extrait
Le désir mimétique
Notre point de départ étant le désir mimétique, il faut commencer par le définir. Dire que nos désirs sont imitatifs ou mimétiques signifie qu’ils s’enracinent non dans leurs objets ou en nous-mêmes mais dans un tiers, le modèle ou le médiateur, dont nous imitons le désir dans l’espoir de lui ressembler, dans l’espoir de voir « fusionner » nos deux êtres, comme aiment à le dire certains personnages de Dostoïevski. Les psychologues qui s’intéressent beaucoup aux modèles éducatifs nous disent que les jeunes gens, en grandissant, doivent imiter les meilleurs modèles possibles, c’est-à-dire les adultes qui ont acquis un certain prestige dans la communauté. Ainsi, ils ne courent pas le risque de s’en aller à la dérive.
Ce qui me plaît dans cette idée de modèles éducatifs, c’est l’importance énorme attribuée, au moins implicitement, à l’imitation. La plupart des psychologues croient, à mon avis à tort, que l’imitation ne nous affecte qu’en surface. Mais si elle n’affectait pas nos désirs, les meilleurs modèles eux-mêmes n’auraient pas d’influence significative sur leurs imitateurs.
Pourquoi, en règle générale, nos égaux, même s’ils ne sont pas intrinsèquement mauvais, font-ils de mauvais modèles ? Quand j’emprunte le désir d’un modèle dont rien ne me sépare, ni le temps, ni l’espace, ni le prestige, ni la hiérarchie sociale, nous sommes condamnés à désirer le même objet et, sauf dans une situation de partage consenti, nous nous le disputons. Loin de nous unir, notre commun désir fera de nous des rivaux et des ennemis.
Cette rivalité mimétique apparaît de manière encore plus flagrante chez les très jeunes enfants. Qu’on en mette deux ensemble, même et surtout devant une montagne de jouets, et la bonne entente ne dure pas. À peine l’un a-t-il choisi un jouet que l’autre tente de le lui arracher.
Le deuxième enfant imite le premier. Et le premier enfant fait tout son possible pour garder le jouet, non que lui, au moins, « sache ce qu’il veut », mais pour la raison inverse. Il ne sait pas mieux que le second ce qu’il veut ; c’est l’interférence de leurs deux désirs qui renforce le choix original. Si les conflits du désir se répètent indéfiniment, ce n’est pas que se heurtent des désirs fortement individualisés, c’est pour la raison contraire. Chaque enfant prend l’autre pour modèle et guide d’un désir qui ne peut être que d’essence nomade, détaché de tout objet précis car obstinément attaché au seul objet du rival – et cela vaut pour les adultes comme pour les enfants.
En raison de leur nature mimétique, les désirs concurrents s’exaspèrent et les objets disputés voient leur valeur augmenter aux yeux des deux rivaux, même si le choix initial, plus ou moins aléatoire, n’avait guère de signification.
On répugne à penser qu’en matière de désir, les adultes se conduisent comme des enfants, surtout dans un monde aussi individualiste que le nôtre, mais c’est pourtant vrai. Nous avons beau hautement revendiquer l’inaliénable propriété de nos désirs, nous nous imitons les uns les autres non moins furieusement que les enfants, sauf que, à la différence des enfants, nous sommes honteux d’imiter et tentons de le cacher.
Quand on emprunte les désirs de ceux qu’on admire, on se trouve contraint de jouer le jeu mortellement sérieux de la rivalité mimétique. Perdre, c’est voir ses modèles contrecarrer ses désirs et se sentir d’autant plus rejeté et humilié qu’on les admire. Mais leur victoire confirmant leur supériorité, on les admire plus que jamais, si bien que le désir s’intensifie.
À mesure que la confiance accordée aux modèles diminue, diminue la confiance en soi, d’où un sentiment de frustration qui s’aiguise avec le temps : nous finissons par transformer tous les modèles en rivaux et en obstacles, avant de convertir automatiquement, par l’effet d’une logique perverse qui accélère le processus, les obstacles en modèles. Nous voilà devenus, si j’ose dire, des maniaques de l’obstacle, incapables de désirer en l’absence d’un modèle-obstacle, d’un ennemi adoré qui « a fait du ciel un enfer ».
