Quartier des fantômes

Auteur(s) : Rithy Panh, Christophe Bataille
Editeur : Grasset

« Un soir, je retourne au centre S21. C'est un rendez-vous que nul ne m'a proposé parmi les vivants. Je m'assieds au pied du bâtiment principal, et j'attends. Devant moi, l'ancienne école jaunie aux volets bleu clair. Je scrute ces murs que je connais si bien, où je suis venu filmer, des nuits entières, il y a vingt ans. Même une école peut devenir un centre de mort. Surtout une école, s'il faut transformer les êtres radicalement, s'il faut qu'ils consignent leurs vies et qu'ils s'inventent des crimes, électrocutés, frappés, étouffés. Qui entre ici est déjà mort. »
Ainsi s'ouvre le Quartier des fantômes : Rithy Panh, qui survécut enfant au régime khmer rouge puis devint cinéaste, retourne au « centre de la tuerie », conçu, contrôlé, dirigé par Duch. La nuit, le jour, à travers le temps, les rencontres, il nous raconte ce que fut ce lieu, école, puis camp de la mort, puis musée ; et ce qui l'habite, aujourd'hui encore. Les cris. La peur. L'idéologie. Les esprits. Nous voici au coeur de la machine de mort, confrontés au mal et à son énigme, mais aussi à la résistance. Car il y a les jeunes bourreaux, et le désir d'effacer, mais il y a aussi le peintre Vann Nath, et la jeune Bophana - deux belles figures humanistes.
Le quartier des fantômes ne vous quittera plus. Traversée poétique et méditation politique, c'est aussi un admirable traité sur l'écriture de l'histoire à travers les mots et les images.

15,00 €
A paraître : 7 Janvier 2026
128 pages
ISBN : 978-2-2468-4530-0
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Extrait

Un soir, je retourne au centre S21. C’est un rendez-vous, un rendez-vous que nul ne m’a proposé parmi les vivants. Je m’assieds sur un banc, au pied du bâtiment principal, et j’attends. Devant moi, l’ancienne école jaunie aux volets bleu clair. Je scrute ces murs que je connais si bien, où je suis venu filmer, des nuits entières, il y a vingt ans. Les trois étages en ciment, où l’on imagine autrefois tant d’élèves qui apprennent, répètent, récitent face au tableau, mais aussi jouent et rient de classe en classe. Puis les barbelés tordus, épais, le long des coursives. À chaque porte, une cloche ou un grelot. Partout des panneaux : il est demandé de toujours fermer cette porte. Et la lumière blanche qui tombe maintenant sur la façade. Oui, même une école peut devenir un centre de détention et de mort. Surtout une école, s’il faut transformer les êtres radicalement, s’il faut qu’ils consignent leurs vies et qu’ils s’inventent des crimes, électrocutés, frappés, étouffés, noyés, et surtout s’ils doivent mourir : qui entre à S21 est déjà mort. Il reste à souffrir, simplement. L’aveu donne raison à la révolution, qui rend justice dans sa terrible puissance.


Ici, c’était la coopérative de la tuerie : la zone interdite. Un quartier d’un kilomètre carré. Des soldats en armes patrouillent dans les rues vides, longent des maisons à l’abandon, des potagers. Silence total.
Les surveillants marchent jour et nuit dans les coursives du bâtiment principal. Il y a beaucoup d’activité : l’eau, la nourriture, les excréments, le linge, les registres, les entrées, les sorties. C’est un rythme. C’est un monde affreusement organisé – dirigé vers la mort, mais avec ses événements, sa routine. Une forme de quotidien parachevé.
Prak Khan, un des tortionnaires, a sa maison tout près, avec un cocotier et un goyavier. Il fouette ses victimes avec ces branches, ou bien il utilise des objets trouvés en chemin. Dans le monde entièrement autonome qu’est S21, on sait qu’il a de la bière, et qu’il sort du camp avec ses amis pour chercher ce dont il a besoin dans les magasins abandonnés.
Au camp, il essaie de nouvelles méthodes. Un jour, un des bourreaux sans nom plaque du ciment frais sur le visage d’un homme, et attend qu’il sèche. Ce n’est pas conforme aux règles de torture : Kaing Guek Eav dit Duch, le directeur de S21, est furieux. Ici, rien ne doit échapper à l’Angkar. L’Angkar, c’est l’organisation, c’est le parti. Et à S21, Duch est le parti.
Une expérience anatomique est menée : la femme d’un ancien haut fonctionnaire est disséquée vivante. Duch prétend avoir interdit ces expériences.
Si un supplicié meurt, son corps est sorti dans la coursive. Il sera emporté à la nuit tombée. Tout le monde blesse, tue. Même le chauffeur du camion tue. Même le moteur du camion dissimule les cris, le coup d’essieu qui brise la nuque, puis l’égorgement.


J’ai déposé mes offrandes devant le petit autel : des bananes courtes au pied du bouddha, entre les fanions brodés, les grelots et les bougies dont la cire semble remonter, doucement liquide et protectrice. Je brûle de l’encens : trois bâtonnets rougis dans la nuit bruyante, les voitures filent derrière les banyans et les barbelés, et j’entends aussi Phnom Penh, des rires, la radio, des couples qui dînent dans la poussière et la vie.
Je n’ai pas pris grand-chose. Un carnet, un crayon. Un enregistreur. Derrière moi, ces murs qui étaient autrefois des plaques de métal ondulé. Tout autour, de la tôle, des tiges, des barbelés en rouleaux. C’est une école devenue un centre de torture, et si j’ose dire un centre de torture modèle (« instrument pur du parti »), sous la direction de Duch, ancien professeur de collège, et aujourd’hui un mémorial historique, visité tout le jour. Mais il y a un monde sous-jacent. Il communique avec nous au sein du réel. Il projette sa douleur fossile, sa puissance, comme une étoile ancienne dont l’explosion ne cesse de nous atteindre. Venir ici est une blessure consciente, volontaire. Certains pleurent à découvrir le destin des prisonniers et les méthodes des bourreaux. D’autres sentent ce rayonnement, cette charge d’antimatière, et s’écartent du lieu.
Peut-être qu’au deuxième étage, une salle de classe pourrait être aménagée maintenant. Les visiteurs du mémorial reverraient ainsi l’ancienne école, pas seulement les lits de fer et le carrelage bicolore taché de sang. Chacun s’installerait à un pupitre, sans vidéo, sans écran ni tentation, sans l’appel du monde, dans le silence. Et écrirait un texte. Un mot. Un poème. Des sensations. Un appel. Un récit. Non pas un des aveux mensongers arrachés aux femmes et aux hommes enchaînés ici, torturés dans la rue voisine, avant d’être reconnus coupables, la nuque brisée puis égorgés, à quelques kilomètres. Non, chacun donnerait une confession vraie. Un contre-récit, dont la charge même infinitésimale nous rendrait dignité. Et ne me demandez pas l’utilité, je ne sais pas ce que c’est.

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