D'ailleurs, la révélation

Auteur : Jean-Luc Marion
Editeur : Grasset

« Des révélations, nous en avons tous eu : tranchant sur l'insignifiance quotidienne, elles seules, inoubliables, décident de notre vie réelle. Mais nous ne savons pas ce que signifie une révélation, parce qu'elle ne peut ni se commander ni se reproduire, donc jamais s'objectiver. Ainsi restons-nous muets devant ce qui nous caractérise le mieux. Les ignorant, nous nous ignorons.
Ce livre voudrait nous les rendre accessibles. Le lieu privilégié de la révélation se trouve dans ce que la tradition juive et chrétienne a reçu et médité à partir des deux Testaments. Nous y sommes donc allés voir, malgré leur technicité et les limites de toute science. Pourtant il faut d'abord déconstruire, car aucun terme biblique ne correspond exactement au concept moderne de Révélation. Plus étonnant encore : ce terme ne s'est imposé que tardivement (Thomas d'Aquin) dans l'opposition de la connaissance rationnelle à connaissance inspirée de Dieu. La modernité (les Lumières jusqu'à Kant) n'eut donc aucun mal à récuser la Révélation biblique au nom de sa trop étroite appréhension de la rationalité.
Puisque les théologiens modernes ont maintenu le terme de Révélation sans le re-penser à fond, il fallait tenter de le redéfinir à partir de la phénoménalité. Car les textes bibliques offrent d'abord et surtout des récits de phénomènes, à la fois simples et hors du commun : manifestations, apparitions, signes et miracles, éblouissements, des ténèbres obscures et une Résurrection. On peut par principe les récuser comme des fables, mais en stricte philosophie et phénoménologie tout ce qui se manifeste doit, avant qu'on juge de son (in-) existence, se décrire.
D'où l'essai de décrire ce que les textes bibliques proposent obstinément à voir. Ainsi s'est ouverte une nouvelle définition de la connaissance : non plus accepter ce que l'on a d'abord cru comprendre, mais voir (on non) ce que d'abord on accepte (ou refuse) de recevoir, en renversant l'ordre de l'entendement et de la volonté. Ce qu'Augustin a thématisé d'une formule : « On n'entre dans la vérité que par la charité ».
Et alors, même l'être et le temps peuvent se recevoir comme ils se donnent : non dans la clôture de notre monde, mais comme un don d'ailleurs. Car c'est dans cet ailleurs que nous vivons, respirons et même sommes. ».
J.-L. M.

23,00 €
Parution : Novembre 2020
592 pages
ISBN : 978-2-2468-5682-5
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Extrait

Le privilège d’une question

Le monde ne s’ouvre pas d’abord comme un espace, il s’avance, se découvre et se déroule comme un flux. Dans ce fleuve, je ne m’y baigne pas à mon gré, je ne m’y dirige pas volonté, parce qu’il ne cesse de m’arriver, de surgir sur moi et m’entraîner presque dans le torrent de ce qui m’apparaît. Il ne s’agit pas d’un flux de conscience, parce que ce flux n’appartient pas à ma conscience, ne coule pas en elle, mais elle, au contraire, lui appartient et s’écoule avec et en lui. Il ne s’agit pas d’un monde immobile, d’une totalité des étants fixés dans l’existence présente, mais de la totalité des possibles qui m’adviennent comme des choses et m’observent « avec des regards familiers1 » ; car mes sens ne cessent de recevoir, comme un possible qui jamais ne se répète, non pas des couleurs, des sons et goûts, des parfums ou des résistances lisses ou rugueuses –, mais directement et d’emblée des choses qui m’adviennent en personne : une maison blanche et bleue, une pomme dure et acide, un chemin mal pavé et glissant sous le pied. Il ne s’agit pas d’apparences, mais d’apparitions, qui surgissent d’une bouche d’ombre invue, qui aussitôt ou presque se réunissent, se fixent et se constituent en choses, les choses du monde, celui qui détermine ma vie et me permet d’habiter. Un tel courant continu, je ne puis dire s’il m’enserre ou si plutôt il me traverse, s’il glisse sur moi ou plutôt s’il m’envahit et me submerge. « Tout s’enfle contre moi, tout m’assaut, tout me tente2. » À moins que le flux n’opère tout à la fois, et que je ne conquière mon identité qu’à tenter, sans jamais y parvenir définitivement, de le distinguer pour lui résister.
L’oubli et ce qui me reste

Vient donc une question tout obligée : parmi toutes ces apparitions, lesquelles me concernent vraiment, lesquelles me restent et me disent quelque chose ? « Dans la nuit éternelle emportés sans retour, / Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges. / Jeter l’ancre un seul jour ? » (Lamartine)3. Ou encore : à quel degré ces apparitions se donnent-elles assez à moi pour me donner accès à une réalité au lieu de se dissiper, englouties par les suivantes ? Ou encore : lesquelles de ces apparitions m’importent et me concernent vraiment, parce qu’elles organisent un monde réel autour de moi ? En effet, toutes ces apparitions en nombre indéfini ne s’équivalent pas et toutes ne délivrent pas des choses : les illusions, les fantasmes ou les simples apparences ne se confondent pas (du moins puis-je l’espérer) avec des formes, des présentations et des constatations qui, elles, soit me livrent des objets, soit me font accéder à des choses. Je peux raisonnablement admettre que je perçois la plupart du temps des objets momentanément stabilisés et non point de simples apparences d’objets, des choses vraiment données et non pas des représentations de choses absentes ; je nomme cette opération la connaissance, ou plus exactement la distinction des degrés de certitude ; et cette distinction spontanée suffit pour que je me repère approximativement dans l’expérience quotidienne. Mais, justement, l’expérience quotidienne, dans sa banalité rassurante (sinon bien assurée), ne m’explique au fond rien, parce qu’elle a pour seule fonction de me permettre de gérer mon environnement proche, les confins de ma subsistance au jour le jour. Elle se borne à faire un tri dans ce qui m’advient, distinguant l’utile de l’inutile, le nuisible du favorable et le commode de l’incommode. Pour m’y conduire plus sûrement, elle me permet (et même m’enjoint) d’oublier dans le flux des possibles ceux qui ne me concernent pas immédiatement dans l’occasion. Le plus souvent, chacun de mes jours se finit par la rassurante constatation qu’« aujourd’hui, il ne s’est rien passé » ; par quoi je n’entends pas qu’il ne se soit rien produit, mais qu’il ne s’est rien passé de notable, rien qui fasse exception à la routine ; autrement dit, que tout ce qui s’est passé se trouve désormais dépassé, qu’il n’en reste rien de nouveau ni de remarquable ni rien qui puisse ajouter un acquis neuf à mon expérience du monde et de moi-même. Ainsi le cours supposé normal de l’expérience me permet d’en oublier – et heureusement – la plus grande part. D’où il résulte que, parmi ce qui apparaît, je ne connais presque rien qui me définisse au plus intime – voire, je ne veux rien en savoir. Ainsi va le cours de l’apparaître, où la majeure partie de l’expérience possible sombre sans laisser de traces, où ce qui passe trépasse aussi bien. Et peut-être est-ce mieux ainsi.
Pourtant, dans le courant du monde qui ne cesse de m’entourer et où m’assaille tout ce qui apparaît, l’utilité du moment ne parvient pas à me faire tout oublier sans exception, ni d’ailleurs ne le doit. Il reste toujours, plus ou moins détecté, plus ou moins accessible à la conscience, un quelque chose que je n’oublierai jamais, même si je m’efforce de le censurer lorsque je ne veux pas le voir ou le revoir. Dans le cas de ce quelque chose réfractaire à l’oubli, il ne s’agit plus de la simple image d’une chose, de la représentation distante d’un objet ou même du fantasme flou d’une imagination ; il ne s’agit pas non plus d’un stock d’informations disponible au regard, dans l’écart d’une prise en vue et dont je pourrais rester le spectateur dégagé, sinon complètement désintéressé. Dans ce cas, quand advient ce que je n’oublierai jamais, ce qui apparaît ne porte plus sur autre chose que moi ; surgissent au contraire de particulières apparitions qui m’affectent moi-même, directement et en personne, des apparitions dont je ne peux pas esquiver l’impact et dont la blessure ne se cicatrisera jamais dans mon souvenir. Ce choc traumatique fixe ici un critère pour discerner les apparitions qui vont me rester de celles qui passent : ce choc ne provient plus seulement de la quantité de réalité de la chose apparaissant, mais de celui qui la reçoit ; il dépend d’abord de la force d’impact qu’une apparition (authentique ou peut-être illusoire, peu importe) exerce sur moi (sur ma conscience, claire ou non, peu importe), du degré d’intensité dont m’affecte l’effort d’un tel apparaître, de l’effet que la chose me fait. Il s’agit de la puissance, de l’effet et de l’affect de l’impression qu’un phénomène exerce sur moi ; il fera d’abord que jamais il ne passera dans l’oubli ; ensuite et surtout qu’il ne me laissera pas, moi, persister dans l’état où je me trouvais avant qu’il s’exerce et m’exerce. Ce type de phénomène se manifeste d’abord en exerçant sa phénoménalité sur celui qui le reçoit et le voit ; il ne se résume donc pas à la représentation neutre d’un autre, d’un tiers (la chose ou l’objet) ; voire, il s’en dispense parfois – comme l’éclair qui se manifeste en m’éblouissant sans pourtant montrer aucune substance, aucun substrat, ni aucune chose, mais m’affecte par rien (res au cas régime : rien). Ce type de phénomène ne se distingue donc pas tant par ce qu’il rend manifeste (ni par la vérité qu’il en évoque parfois) que par celui à qui il s’adresse, qu’il affecte et transforme. Alors le flux prend forme, le temps ne passe plus, mais il me prend, ou plutôt j’en suis épris. « Qu’il vienne, qu’il vienne / Le temps dont on s’éprenne » (Rimbaud)4. Nommons ce qui s’éprend de moi, pour le moment d’une esquisse provisoire, une révélation.

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