Bed Bug

Auteur : Katherine Pancol
Editeur : Lgf

Rose est une jeune biologiste. Elle fait des recherches à Paris et à New York sur une luciole, Lamprohiza splendidula, qui semble très prometteuse pour la science médicale. Si elle étudie avec grande maîtrise l'alchimie sexuelle des insectes et leur reproduction, elle se trouve totalement désemparée quand elle tombe amoureuse. La vie n'est pas comme dans un laboratoire. Et ce n'est pas sa mère (cachée derrière des lunettes noires) ni sa grand-mère (qui parle à Dieu et à ses doigts de pied) qui vont pouvoir l'aider...

9,70 €
Parution : Janvier 2021
Format: Poche
384 pages
ISBN : 978-2-2530-7862-3
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Extrait

Rose invita Leo à dîner un mardi soir huit jours avant Noël.
Elle avait hésité, se balançant sur les marches du laboratoire où ils avaient passé la journée à étudier Lamprohiza splendidula, une petite luciole de la famille des Lampyridae, qui vivait en Alsace et produisait une molécule prometteuse pour le traitement du cancer avec, en outre, une action régénérante sur les tissus cutanés. Le directeur du laboratoire se frottait les mains à l’idée d’exploiter cette découverte.
Rose s’était aussitôt demandé si c’était une bonne idée d’inviter Leo à dîner. Elle avait mordillé ses ongles, froissé et défroissé un pan de sa blouse de labo qui dépassait de son manteau, calculé le nombre exact de jours qu’il restait avant Noël. Leo repartait pour New York. Il fallait qu’elle l’invite, c’était une question de courtoisie, une manière de souligner que leur collaboration, ces six derniers mois, s’était bien passée, qu’elle avait été fructueuse, que leurs travaux pourraient déboucher sur une réelle avancée scientifique. Pour les malades atteints du cancer du sein et du poumon, et pour les grands brûlés, par exemple. Rose aimait être « utile ». Elle trouvait que ce mot était le plus beau de la langue française. Et s’il y avait deux choses que Rose aimait par-dessus tout, c’étaient les mots et les insectes.
Le lendemain, le laboratoire fermerait pour quelques jours. C’était donc maintenant ou jamais.
— Tu es libre pour dîner ce soir ?
— Dîner? Toi et moi?
— Oui... Enfin... On pourrait peut-être...
Il avait eu un petit sourire comme si elle était tom-
bée de la lune en guêpière et bas résille, un seau de météorites à la main. Il avait passé les doigts dans ses cheveux, les avait ébouriffés et avait dit :
— Waouh... Attends une minute...
Elle avait pensé c’est pas révolutionnaire comme demande ! Y a pas de quoi s’arracher les cheveux.
— Il faut que je consulte mon agenda.
Il avait sorti son téléphone de la poche de sa parka. — J’ai pas mal de choses à faire avant de partir... Il avait fait défiler son emploi du temps, froncé les
sourcils. On aurait pu croire qu’il était contrarié.
— Tu me prends un peu de court... Vous êtes des
rapides, vous, les filles !
Bien fait pour moi ! Ça m’apprendra à vouloir être courtoise. Qu’est-ce qu’elle m’a dit ma psy, la dernière fois? «Rose, il faut vous placer au centre d’un cercle, imposer une distance et, quand il vous vient une pulsion, ne pas en subir la pression mais tenter de savoir si vous avez vraiment envie de faire ce qu’on vous demande, ou si vous n’obéissez qu’à la répétition de quelque chose qu’on vous a appris et qui ne vous appartient pas. Pour résumer, il faut vous demander si vous agissez sous influence ou si c’est votre choix. Posez-vous la question : “Qu’est-ce que je veux, moi, Rose Robinson ?” Ensuite seulement, agissez. »
Elle n’avait pas eu le temps de rejoindre le centre du cercle. Elle s’était précipitée, offerte sur un plateau. Les mains liées dans le dos et deux brins de persil dans les narines, faites de moi ce que vous voulez.
— Oh, tu sais, on n’est pas obligés de... C’était juste comme ça...
— Non, non, ne le prends pas mal, Rose. Surtout pas.
Il avait adopté le ton du médecin au chevet d’un dangereux psychopathe à qui il tente d’enfiler une camisole de force et elle s’était crispée.
— J’aimerais beaucoup dîner avec toi mais j’ai un article à rédiger pour mon université à New York. J’ai pas tout à fait fini et je dois le rendre demain matin...
Il avait fait une grimace assortie d’un bruit de succion pour aspirer une saleté coincée entre deux dents. S’y était repris à plusieurs fois avant de déglutir, satisfait, en mâchant ses lèvres.
Elle avait préféré regarder ailleurs.
Bon d’accord, il était pas mal. Les filles du labo se pâmaient devant sa mèche brune, sa manière de la remettre en place en plongeant en avant et en la rattrapant in extremis, d’enfoncer les mains dans les poches de sa blouse avec nonchalance, bien droit sur ses jambes, et de sourire en creusant une fossette dans sa joue gauche. Elles parlaient de son regard grave et sérieux, de ses yeux noirs, mystérieux... Mais de là à l’imaginer poursuivi par une horde de femelles, il ne fallait pas exagérer. Il restait dans la catégorie des moyens +. Nez moyen, bouche moyenne, épaules moyennes, un peu voûté, taille haute, longues jambes. Elle aimait bien ses longues jambes mais pas ses pantalons jaunes. Or les pantalons de Leo Zackaria étaient souvent jaunes. Parfois violets ou bordeaux, mais le plus souvent très jaunes. Avec des souliers très marron, immondes. Elle faisait exprès de ne pas utiliser le terme de «chaussures» car ce qu’il portait aux pieds ne le méritait pas. Il devait avoir son âge, dans les vingt-neuf ans, peut-être trente, ne portait pas d’alliance, ne disait ni «nous» ni «on» et n’employait jamais le pronom possessif à la première personne du pluriel. Depuis six mois qu’ils travaillaient ensemble et poussaient leur plateau de déjeuner chaque jour à la cantine du labo, il n’avait jamais prononcé sur un ton affectueux un nom de fille ou de garçon. Et personne ne l’avait accompagné la veille au pot de Noël alors que les autres collègues étaient presque tous venus flanqués de leur compagne ou de leur compagnon. Ils avaient eu un début de fou rire lorsque Kirsten avait présenté son ami Niels en disant «ma moitié». Niels portait des nœuds papillons à pois, se tenait sur la pointe des pieds pour arriver à l’épaule de Kirsten et devait s’habiller au rayon garçonnets du Monop. Les yeux de Leo avaient brillé, remplis de larmes contenues. Rose avait bloqué sa respiration et s’était étouffée. Leo lui avait tapé dans le dos en disant « remets-toi, Rosa, remets-toi!». Et son prénom prononcé avec l’accent cubain avait glissé telle une caresse jusqu’à ses reins. Elle avait eu l’impression qu’ils étaient unis, complices, et... qu’il allait la demander en mariage sur-le-champ. C’était l’un de ses fantasmes. La demande en mariage façon coup de foudre. Tadaaam! Je suis fou de toi. Veux-tu être ma femme ?
Mais c’était surtout dans les films que ça arrivait.
Ce soir-là, sur les marches du labo alors que les réverbères du périphérique clignotaient, blafards, entre les gouttes d’eau, ils jouaient une autre séquence. Et elle n’avait pas le beau rôle.
— Bon, je vais m’arranger... Je rendrai mon article avec vingt-quatre heures de retard, ce n’est pas si grave, avait-il fini par dire en essuyant une goutte qui pendait au bout de son nez.
Elle s’était demandé si c’était de la pluie ou de la morve.
— J’aimerais passer chez moi me changer, avait-il ajouté. Tu veux qu’on se retrouve à la Taverne alsacienne? On rendrait hommage à notre luciole et en plus, j’aime beaucoup la choucroute. Et je n’ai pas souvent l’occasion d’en manger à New York.
Il avait éclaté d’un rire de bon vivant qui n’allait pas du tout avec le brouillard, les trombes d’eau, les lampadaires et le périphérique. Comme s’il se réjouissait de déguster son chou fermenté, seul ou accompagné, ce n’était pas l’important. Elle n’était qu’un prétexte à se remplir la panse. Elle s’était sentie humiliée. Elle n’avait plus eu envie de dîner avec lui. Une fois encore, le centre du cercle étant trop loin, elle avait renoncé à s’y poser. Ils étaient convenus d’une heure de rendez-vous. Il avait à nouveau effacé une goutte au bout de son nez – morve ou pluie ? – et ils s’étaient séparés en se serrant la main avec la vigueur de deux lutteurs professionnels. Elle avait essuyé ses doigts sur son manteau et l’avait regardé s’éloigner. Ses souliers marron couinaient pouic-pouic dans les flaques et il penchait en avant, entraîné par le poids de son cartable.
— Je vais choisir un vin blanc, il déclara après avoir commandé une choucroute royale. Tu aimes le vin blanc ?
Elle détestait le vin blanc. Le vin blanc lui donnait des crampes dans les jambes, la nuit, et mal aux reins, le lendemain.
— On va prendre une bouteille, n’est-ce pas? Il faut fêter la fin de nos travaux et Noël qui approche.
— Si tu veux...
— Un excellent vin blanc alsacien pour deux excellents camarades de travail! Si ça se trouve, on va recevoir le Nobel pour nos travaux. Ha, ha! Je plaisante, mais pas tant que ça... On a mis la main sur un filon avec notre Lamprohiza splendidula. On n’est pas loin de la ruée vers l’or.
Il est stupide ou quoi ? Il ne peut pas ignorer que notre travail risque d’être confisqué par Ronald Lupaletto, le directeur du labo, qui bombera le torse, recevra récompenses, félicitations et brochettes de chèques. Il doit le savoir ou... il est stupide.
Et je perds mon temps.
Comment ça je perds mon temps ?
Qu’est-ce que je sous-entends quand je dis ça ? J’ai
l’espoir que... ? J’investis mon temps dans... ? J’ai un bouquet de mariée dans la main droite et une jarretière à la cuisse gauche ?
Reprends-toi, Rose !
Il parcourait la carte des vins, fredonnait un air de son pays avec des «o», avec des «a», se frottait les mains et répétait « ah ! Paris ! Paris ! Il n’y a qu’ici, il n’y a que là...».
Elle ne savait plus quoi dire. Elle avait cru avoir le dessus en lançant l’invitation à dîner. Elle s’était sentie un peu supérieure, un peu magnanime, très généreuse, moi, chercheuse française du CNRS, je convie un confrère étranger à dîner. J’ai cette attention, cette délicatesse, je ne suis pas obligée, ce n’est pas dans mon contrat, et me voilà réduite à l’état de figurante, obligée de manger du chou cuit et de boire du vin blanc qui va me torturer toute la nuit.
— Vois-tu, Rose, la choucroute étant acide, elle se marie bien avec un vin sec, minéral, un sylvaner ou un riesling, lequel préfères-tu ?
Ni l’un ni l’autre. Mais devant sa mine réjouie, elle répondit :
— J’aime les deux.
Et elle enfonça ses ongles dans les paumes de ses mains en se traitant de lâche. Une fois de plus, elle voulait plaire à l’autre avant de se plaire à elle. Elle ne visait pas le centre du cercle. Elle gambadait loin de son vrai moi. Et, c’est bien connu, loin de son vrai moi, on ne vaut pas tripette, on s’étale comme une carpette et on crie aux passants marchez-moi dessus !
Elle loucha sur la table voisine où les sept membres d’une famille blond oxygéné dévoraient chou, saucisses, poitrine fumée, lard grillé, bacon torsadé en comparant les différentes choucroutes dégustées dans l’année comme s’ils récitaient les versets de la Bible. La fille aînée, bouche sanglante, décolleté tremblant, cheveux décolorés à blanc, rongeait un os plat qu’elle serrait entre ses doigts. Les autres mastiquaient, les yeux dans le vague. La pointe de leurs cils semblait avoir brûlé. Dans leurs bouches entrouvertes, tournaient des lamelles de chou bouilli, des bouts de charcuterie, des pommes de terre. Autant de hublots de machines à laver en pleine activité.
Pourquoi elle pensait à ça ?
La soirée venait à peine de commencer.

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